PAUVRE PÊCHEUR

Je me demande pourquoi je n’aime pas pécher. Alors que le soleil se couche sur quatre lignes presque invisibles, je rêvasse quelques embryons de réponses. J’aime pourtant regarder ces gens pécher. Quelques petits malins auraient tôt fait de me rappeler à mes errements de triste pêcheur, mais laissez-moi plutôt vous conter l’endroit où je me trouve. 

Sur la jetée de Quepos, petite enclave au chevet de l’aire de jeu des plagistes du Costa Rica, une longue langue de mer et de rivière lèche d’un côté d’énormes cailloux gris clairs posés là par l’opération du saint esprit, et de l’autre une fine bande de sable qui, en s’étirant vers le nord, se change en une côte vaporeuse où paradent des collines luxuriantes. Les plages se courbent en pointes successives jusqu’à se perdre dans le lointain et l’écume des vagues s’élève et s’étale en une guirlande blanche sur la tête des palmiers. Sur la gauche, les quelques grues du port se découpent en de fins triangles noirs sur une toile orangée. A cet endroit, le bras de mer devient coude et les barques à moteur, qui naviguaient jusque-là sur un miroir,  viennent heurter leurs coques aux vagues du pacifique.

Les gens sont assis sur le petit mur passé à la chaux, ou chacun sur son cailloux. Quelques jeunes passent, fiers sur leurs vélos rafistolés façon bikers des bacs à sable, et s’insultent en spectacle et en riant. Les trois vieux devant eux ne bronchent pas, chacun sur sa grosse pierre, chacun avec son gros ventre, ses vêtements aux couleurs passées par le sel, son silence et son histoire. Ils regardent, tranquillement affalés, le soleil qui reviendra à coup sûr le lendemain. On entend les voix, sans les comprendre, de deux écolières assises face à face, ignorant l’horizon. Plus bas, un jeune gars costaud, le torse saillant, s’emploie à faire traverser aux gens le bras de mer dans sa vieille coquille fatiguée, qu’il écope tout en ramant d’un geste assuré. Au milieu de ce beau monde, le maitre de cérémonie, un inévitable farfelu, mal fagoté, la peau sale et du vent entre ses quelques dents noires, livre des commentaires joyeux à l’assemblée indifférente sur la partie de pêche qui se joue plus bas.

Deux types lancent leurs lignes à tour de rôle, dans un ballet stérile, jetant jaloux quelques regards en biais sur une vieille et son petit garçon, qui ont déjà sorti deux beaux poissons luisants et encore remuants. La vieille porte un vieux short en jean et un débardeur rose virant sur la rouille. Ses cheveux gris tirés en arrière, elle mâche un chewing-gum avec disgrâce et désinvolture. Le petit vient d’en sortir un troisième, et après une bonne minute d’effort à essayer d’ôter l’hameçon, elle finit par se le planter dans le doigt, sans pour autant sourciller, portant le pouce à la bouche d’un geste nonchalant, et répondant avec flegme aux commentaires du doux dingue amusé par la scène.

Je me souviens alors d’une des raisons qui font que je n’aime pas pêcher. Non pas à cause de ces petites piqures dans le pouce ou l’index qui punissent les maladroits, mais parce qu’il y a ce corps visqueux et cette queue qui remuent, se débattent dans un ultime sursaut, alors qu’on croyait l’animal éteint. Il faut alors garder la main serrée sur les flancs suintants, les branchies suppliant l’air, ne sachant comment retirer ce fichu hameçon sans accrocher le regard vitreux et apeuré qui ne clignera pas.

Pourtant en regardant la vieille, j’admire ses gestes faciles quand elle frotte les écailles d’un mouvement ferme avec son couteau brillant, la queue du poisson battant la pierre, jusqu’au moment où, le soulevant au-dessus de l’eau, elle lui tranche la tête d’un coup sec et assuré, tout en contrôlant le petit en train de préparer l’appât. En quelques lames supplémentaires, elle découpe de petits cubes qu’elle laisse reposer au soleil et qui marineront plus tard dans le jus de citron d’un délicieux ceviche, que j’irai déguster à la soda du coin.

Je suis un contemplatif, et le temps de prendre une décision, les arrêtes seraient sûrement avariées. Mes expériences de pêcheurs m’ont laissé perplexe. Peut-être à cause de la première fois où, gamin de neuf ans à peine, j’étais parti pécher dans la petite rivière qui passait au fond du jardin d’un camarade de classe. L’expérience aurait pu s’avérer concluante, puisque j’avais très vite tiré des profondeurs un monstre d’environ quatre centimètres, ce qui fit rire mon ami. J’ai encore dans la main les légères vibrations et l’envie coupable de tout lâcher en implorant le pardon du squale. Cependant, je n’en fis rien, tenant la canne en dissimulant mes tremblements, j’avais extrait l’hameçon d’un geste dévastateur pour la gueule de la bête.

Contrarié, j’avais eu envie d’uriner et, en équilibre sur une branche, j’avais pissé allègrement au vent ainsi que sur mon pantalon et mes godasses que la mère de mon copain changea en un étouffant un rire. Dans ma main le poisson frétillait encore et frétillerait toujours.

Je me tins à bonne distance des cannes à pêche pendant de longues années, leur préférant les épées de bois, les ballons et les lego, ah oui les lego !

Huit ans plus tard, à la poupe d’un voilier blanc, près des côtes de la Corse, je retrouvais la ligne. Celle d’un ami, excité à l’idée d’étrenner son nouveau leurre Rapala en plastique coloré, qui ne risquait pas de remuer la moindre écaille, lui, accroché à un long fil de plusieurs dizaines de mètres, disparaissant dans le bleu profond. Après n’avoir péché la veille qu’une misérable friture, mon ami avait fait fructifier notre escale du soir pour s’offrir ce petit bijou, qu’il lança dès le lendemain matin le cœur plein d’espoir, heureux comme un gosse de dix ans. Espoir anéanti quelques minutes plus tard, quand la quille d’un autre voilier coupa le nylon en deux, envoyant par le fond l’amulette plus très brillante. Je feintais de partager la peine de mon ami, mais je fus soulagé de ne pas avoir à assommer l’éventuel baleineau que ce redoutable appât aurait pu faire tomber dans les mailles du filet, tout en m’apercevant que le poisson frétillait toujours dans ma main gauche.

Amusé par ces pensées je regarde l’énorme soleil qui fait rougir Quepos. Je m’efforce d’immortaliser la scène de la vieille et de son petit en espérant que la photo ne sera pas une « inutile » de plus, quand j’entends une voix semblable à celles des vendeurs ambulants. Un type tout aussi édenté que notre commentateur passe derrière moi, avec dans sa main un crochet rouillé où pendent, la gueule béante, six poissons luisants.

            - « Fish amigo? One Dollar! »

            - « No gracias! » Lui réponds-je bêtement.

Et il s’en va hilare, appuyé par un groupe d’adolescents complices qui rient de concert.

Je me lève, rendant leurs sourires aux spectateurs, me dirigeant vers la soda à l’angle de la rue. Oui il y a quelque chose qui cloche entre la pêche et moi me dis-je. Et je hâte le pas pour ne pas faire mariner plus longtemps mon délicieux ceviche.