LA BONNE ETOILE

Les lueurs de la ville avaient volé au ciel les poèmes de la nuit. Sur ces trottoirs où d’ordinaire j’aime marcher seul le soir, quand la foule s’écarte pour mieux me laisser rêver d’une histoire farfelue, que je me promets d’écrire mais que j’oublie toujours, là où parfois, amusé par mes pensées, je me mets à rire seul du plaisir d’être libre, je trouvais l’atmosphère désespérément déprimante. 

Même le moins gris des murs de la banque nationale rechignait à me raconter son petit bobard du jour. C’était soit ce foutu plafond beigeasse qui se pose sur la ville un soir sur deux, soit ces néons crâneurs qui ne la mettent jamais en veilleuse, se pâmant devant les allées de lampadaires centenaires, presque courbés en deux, humiliés par ce tapage nocturne. Le ciel était terreux, jauni, malade.   

Chaque semaine tu me donnais rendez-vous, et tous les mardis à cette heure tardive, je volais vers le parc, la poitrine exaltée, riant aux trottoirs vides. De l’autre côté, épuisée mais heureuse, tu fermais la porte de ton restaurant et, soulagée par l’air frais de l’avenue, tu t’en allais tandis que je descendais quatre à quatre les marches du journal. Alors je nous imaginais d’en haut, avançant l’un vers l’autre, comme deux petits points dans un labyrinthe de rues désertes. 

Mais ce soir, j’avais le pas pesant et la mine triste. J’en avais soupé du bitume, de son horloge débile qui me faisait perdre les nuits. D’ordinaire quand je passais à côté d’un clochard emmitouflé dans son lit d’infortune, je m’inventais sa vie, j’en faisais un de ces films dramatiques à la fin heureuse comme pour lui souhaiter bonne nuit. Ce soir, ça me mettait la boule au ventre. Dormir à la belle étoile, la bonne étoile… Elle était à la campagne, pas dans le ciel des clodos. Même mon cynisme ne pouvait rien contre cette sale humeur. Il fallait faire quelque chose. J’aurais trouvé ta mine trop pale, tu aurais cherché en vain mon sourire. Je ne voulais pas me fondre dans cette tristesse ambiante et t’en infliger le décor. Oh je connaissais tes pouvoirs sur moi ! Tu aurais surement rétabli l’ordre des choses, tes mains sur mes joues, tes pupilles noires dans mon reste de ciel, tu n’aurais eu qu’à poser doucement tes lèvres sur les miennes.

C’est le vieux Jeannot assis sur ses marches depuis toujours qui a fini par me décider. Lui qui me saluait toutes les nuits dans un sourire avant de se coucher dans ses cartons était resté muet. La tristesse était contagieuse. 

Tu as été vraiment surprise à la façon dont je me suis jeté sur toi. Mon baiser avait assez de fougue pour que tu m’aimes des yeux et que tu ne dises rien. Tu voyais bien que ça brillait. Je t’ai quand même tout expliqué, et tu m’as dit que j’étais fou, et ça me suffisait. 

Je suis allé voir le vieux Jeannot. Je l’ai secoué un peu et il a râlé un peu plus, mais quand je lui ai expliqué mon idée, il s’est levé d’un bond, me soulevant le cœur d’un juron de plaisir et des relents de trois bonnes semaines de crasse.

On a commencé par l’avenue qui descend le long du parc. Il me faisait la courte échelle, et en un quart d’heure, on avait à peine éteint la portion de gauche, celle où il n’y a que les nouveaux réverbères. C’était pourtant facile, d’autant que la moitié des carreaux était éclatée, mais on aurait eu du mal à débrancher tous les néons de la façade d’en face. Il y en avait partout. Et puis après il aurait au moins fallu faire le tour du parc. Je ne voulais pas faire les choses à moitié. Je voulais plonger, si ce n’est la ville, au moins le quartier dans le noir, que les étoiles reviennent, et à voir l’énergie déployée par mon acolyte, je n’étais pas le seul :

        - « Nom de dieu on va pas y arriver comme ça ! » Sa longue barbe blanche lançait des éclairs. « Suis-moi ! »

Il m’a presque laissé tomber pour filer en courant sur l’avenue, et puis il a viré à droite dans une petite rue.

          - « On va chercher les copains ! Mais suis-moi nom de dieu ! »

Je me l’étais imaginée, la vie d’avant du vieux Jean ! Chaque soir un petit bout. Vers deux heures du matin, on se croisait devant les marches, et je savais qu’on se dirait bonsoir avant qu’il aille se blottir dans son coin. Il avait toujours refusé mes invitations à manger un morceau, et je n’avais jamais osé lui poser la moindre question sur son passé. C’était bien plus facile d’interviewer le maire sur ses pots de vin que de savoir qui se cachait sous l’éternel manteau gris. Mais ce soir-là j’étais au moins sûr qu’il avait eu vingt ans comme toi et moi, et « nom de dieu », comme il disait tout le temps, j’avais du mal à le suivre !

On s’est arrêté près d’un sac de couchage noir de suie :

           - « Debout Paulo nom de dieu ! » répétait-il en donnant des coups de pieds dans ce qui devait être son derrière.

Et il a remis ça dans les fesses du petit Roger, juste en face, derrière le banc, puis dans celles, bien dodues, du dénommé Bébert. Et comme ça, en trois pâtés d’immeubles, il a levé notre armée de saboteurs. J’ai découvert leurs trognes. Il y en avait qui se rasaient tous les jours, d’autres qui se laissaient pousser le poil pour mieux se cacher derrière. Il y avait des visages durs, des peaux épaisses cramées par le vin en brique. Certains avaient les yeux vitreux, secs comme un verre de bière après le combat, mais il y avait aussi des billes de gosses, malicieuses sur des gueules bronzées. Et puis derrière toute la tribu, il y en avait un énorme : « Je te présente Le Gros Joe ! »

Nous étions une bonne vingtaine, et Jean leur a expliqué ce que je voulais faire.

           - « Alors comme ça il cherche sa bonne étoile le p’tit ! » a fait l’un d’entre eux et les autres autour se sont marrés.

Il n’y en a aucun qui ne soit retourné cuver sa gnôle. Il y en a même un qui est revenu avec tout un attirail de pinces et de tournevis. Jean les a organisés en petits groupes, et tous ont obéi à leur nouveau général, sauf Le Gros Joe qui est parti sans rien dire dans l’autre sens.

Il faut reconnaître qu’on était sacrément plus efficaces comme ça, d’autant qu’ils mettaient vraiment du cœur à l’ouvrage ! Au début on a voulu faire ça proprement, mais comme ça n’avançait pas assez vite, Jean a fait le tour des rangs pour ordonner un arrachage expéditif. En réalité, beaucoup avaient déjà pris cette initiative, et le sabotage battait son plein. Pour la croix de la pharmacie, un grand maigre est monté sur les épaules du petit Roger, et pour l’enseigne du supermarché, curieusement, c’est un jeune gars à casquette qui a grimpé comme un singe le long de la gouttière. Ça faisait bien une heure qu’on s’affairait autour de la place. Il y avait des câbles et des fils qui pendaient de partout, l’ouvrage était presque terminé. Près du kiosque, debout, le visage caché dans tes mains, je ne savais pas si tu riais ou si tu regrettais de m’avoir laissé filer si facilement. 

On voyait encore poindre une infime couronne de lumière par-dessus les petits immeubles mais on avait fini le boulot et la grande place du parc était plongée dans l’obscurité. Il faisait noir. Ah ça ! Il avait rarement fait aussi noir, surtout sous cet immense nuage de charbon qui se mettait en boule aux dessus de nos têtes, renvoyant une à une les étoiles dans leurs pénates.

         - « Nom de dieu ! » 

Tout le monde regardait en l’air sans rien dire. Les bras ballants, j’ai marché vers toi et tu t’es levée. On est resté face à face sans rien dire. J’avais l’impression de m’être réveillé la gueule enfarinée pour couvrir un meurtre.

La première goutte est tombée comme une larme sur ma joue. Je n’ai jamais trop su si j’ai vraiment pleuré en voyant la pluie qui faisait des milliers d’étincelles derrière ton visage. Le vieux Jeannot lui, m’a confié plus tard qu’il avait « chialé comme un gosse », car c’était le plus beau feu d’artifice qu’il n’ait jamais vu.

         - « Et pourtant j’en ai vu des 14 juillet ici nom de dieu ! » avait-il rajouté en se marrant, les yeux débordant de larmes.

Ce n’était pas vraiment le genre d’étoiles qu’on attendait, mais on n’a pas perdu au change, surtout que pour le bouquet final, la foudre est rentrée directement par la croix de la pharmacie, la faisant voler en éclats et plongeant un quart de la ville dans une obscurité totale. 

Du moins c’est ce qu’on a tous cru au début, avant d’apprendre le lendemain que Le Gros Joe avait réussi à faire péter les plombs au transformateur du secteur. 

Aujourd’hui je tiens à m’excuser au nom du "commando" car ils ont installé une demi-douzaine de caméras de surveillance tout autour de la place. J’étais en reportage le jour où le maire a fait l’inauguration des cerbères, à peine vingt mètres derrière la croix verte toute neuve de la pharmacie. C’est pour notre sécurité d’après ce que j’ai compris. Il y a un type à l’autre bout qui lutte pour ne pas s’endormir et veiller sur le sommeil de la rue. Bon ne nous en voulez pas trop, de toute façon ils les auraient mises tôt ou tard non ?

Exactement deux mois après, le vieux Jeannot est venu faire honneur à ta première étoile. Il avait fait laver son manteau gris, peigné ses cheveux blancs et sa longue barbe de sel. Il a mangé tout seul à sa table au milieu du restaurant, et si je ne l’avais pas fréquenté tous les soirs, j’aurais eu de la peine à me dire que ce vieux bonhomme, digne et silencieux sur sa chaise, était le doyen des clochards de la ville. Ce soir-là, il a aussi refusé toutes les embauches que tu as pu lui proposer, et il s’en est retourné sur ses marches. La nuit, quand je sors, on se salue comme avant, je lui apporte le journal du jour et on bavarde parfois un moment sans trop s’en dire.

Si vous sortez parfois le soir, allez faire un tour près du parc, non loin du kiosque, vous ne verrez peut-être pas les étoiles dans le ciel, mais tentez quand même autre chose. Prenez la peine d’aller gentiment réveiller l’un des habitants du trottoir et dîtes-lui que vous venez pour la bonne étoile et que vous cherchez le vieux Jeannot. Ne vous laissez pas influencer par une probable mine patibulaire et laissez-vous guider.