ET LE CIEL ETAIT NOIR

Le moteur vrombissait, vieil ours à l’agonie râlant et grondant, sur cette route abrupte tracée à travers un épais mur de jungle par le troupeau de vaches d’un ingénieur impuissant. Une montée terrible où le bus en première serpentait laborieusement, crachant une épaisse fumée noire malade qui lui rentrait directement dans les poumons par le haut des vitres irrémédiablement bloquées. 

Un peu comme lui, l’argentin tout neuf sous ces tropiques, contraint par son arrivée tardive à prendre le dernier siège disponible, au centre de la rangée du fond. Son long corps fin était épuisé par le long voyage, recroquevillé, la tête penchée en avant, les mains sur les genoux implorant un peu de confort. Les boucles écrasées contre le toit sale, il contemplait tant bien que mal par les fenêtres les contreforts abrupts tapissés d’une forêt tellement dense qu’elle confondait son regard. Du vert, du vert, du vert.

De son promontoire dominant l’allée centrale, il avait en revanche une vue imprenable sur l’ensemble des passagers. Il y avait cette femme bien en chair, qui était rentrée les bras chargés de sacs remplis de nourriture en tout genre. Coincée entre un siège fatigué et un paquet débordant d’ananas, elle lançait des regards à l’arrière vers les autres passagers, et partait parfois d’un rire jovial et sonore à la bonhommie contagieuse, qui faisait sourire le chauffeur dans le rétroviseur. Et le bus tournait sur la droite.

Il y avait aussi ce travailleur nicaraguayen, la peau brûlée jusqu’au noir, la chemise tâchée de la terre grasse qui nourrit les arbres d’ici. Il était retourné vers ses compagnons de voyage dont il partageait la coiffure en brosse luisant de gel. Ses bras courts et puissants croisés sur son dossier, il n’avait souri qu’une fois jusqu’alors, dévoilant un lot de ratiches dorées qui brillèrent quelques secondes à travers la lumière poussiéreuse. Et le bus tournait sur la gauche, fendant une épaisse brume qui ne parvenait, pas plus que l’altitude et ce vent plein de paresse, à rafraîchir l'atmosphère humide qui faisait fondre son t-shirt fatigué sur son torse collant. Et le bus tournait sur la droite. Et les têtes se penchaient de concert vers la gauche.

Il y avait quatre touristes, alignés sur une même rangée, dont un grand maigre efféminé avec de longs cheveux ondulés qui échangeait bruyamment en anglais, avec un jeune brun à la casquette volontairement trop large et minutieusement inclinée selon l’usage. Il portait un énorme casque dernier cri qu’il remuait frénétiquement, régalant l'auditoire somnolent d’un grésillement irritant qui montait par-dessus le ronflement du moteur chaque fois que le chauffeur débrayait avant une descente. Et le bus tournait sur la gauche.

Il y avait aussi sur sa droite cette jeune femme au corps gracieux, le visage doux et agréable caressé par ses longs cheveux lisses d'indienne. Sur un accoudoir tordu elle avait allongé ses fines jambes cuivrées sur lesquelles s’attendrissaient les regards lascifs en quête de fraicheur dans cet air étouffant. Elle était ancrée à un gigantesque bras graisseux, le gratifiant de caresses sincères qui laissaient impassible son énorme propriétaire, dont la lèvre supérieure pendouillait grossièrement. Et le bus tournait sur la droite. Et les virages se resserraient, faisant danser les corps engourdis et comprimés, qui rebondissaient à l’unisson aux cahots de la route.

Il y avait cet homme au bout de l’allée, qui était monté en cours de route au dernier village, et qu’il entendait à peine. Repenti des drogues et apprenti des bienfaits du seigneur, il vendait, tout sourire dehors, de petites cartes de vœux ornées de papillons multicolores. Et le bus tournait sur la gauche. Sa voisine, la tête avachie sur la double page cuisine du journal, appuyait son épaule contre la sienne, saoulée de remous et de ballottements. Et le bus tournait sur la droite, perçant la couche de nuages blancs.

En sortant du virage, le jour traversa le pare soleil bleu. Il vit alors que les appuis têtes aussi étaient bleus, que les rideaux qui vibraient aux fenêtres comme de petites voiles mal réglées étaient bleus, que la moquette sale du plafond était malgré tout encore bleue, tandis que le bus tournait, tournait, tournait. Les cheveux ondulés du grand maigre dansaient, et la jeune indienne se détachait de son gros qui volait contre les porte-bagages. Les ananas flottaient autour de la grosse bonne femme qui ne riait plus, et la double page cuisine voguait grande ouverte dans la lumière de l’allée. Et le bus tournait, tournait, tournait. Le ciel était un instant bleu, puis vert, puis bleu jusqu’à devenir blanc. Les branches s’engouffraient par les fenêtres et des milliers de bris de verre scintillaient au milieu des papillons multicolores. Le signal parada s’allumait en rouge. Et le ciel était noir.