ALARME

Ça a commencé à peu près comme ça : Don Fernando Perez est sorti sur le pas de sa porte serrant dans la main droite un grand couteau de cuisine, à moitié endormi ou à moitié saoul, pensant avoir entendu l'alarme de sa voiture garée dans la rue. Il était 3 heures du matin passées si bien qu'il a cru à un mauvais rêve. Sa Hyundai dormait tranquillement le long du trottoir. Il a quand même fait le tour du bloc en pantoufles, le couteau planqué sous le t-shirt. Personne. Soulagé mais un peu contrarié il est retourné se coucher.

Sur le coup de 6h20, ça a recommencé. Cette fois, le nez dans les vapeurs de café, il ne pouvait s’agir d'un rêve. Encore pieds nus, il a bondi vers la fenêtre, et une fois encore, personne. La voiture était là, bêtement silencieuse et immobile dans la rue déserte. Sauf que le bruit de l'alarme a de nouveau retenti, bref, presque chantant. Don Fernando Perez a ouvert la porte et il est resté là cinq bonnes minutes à regarder de partout, mais on ne percevait rien d'autre que le ronflement de l'avenue, six pâtés de maisons plus loin. Sa bagnole était là, sagement garée le long du trottoir.

Pour quand même en avoir le cœur net, il est sorti lui-même déclencher l'alarme en mettant un coup d’épaule dans la portière. C'était bien le même son. De toute façon, il était impossible de se tromper, toutes les alarmes de la ville, du pays, et même du continent étaient identiques. Le concepteur de cette horreur devait siroter des cocktails sur une plage des caraïbes. Ça ne pouvait donc pas être sa voiture qui avait sonné quelques minutes plus tôt.

Il a quand même fini par rentrer chez lui, sans se rendre compte qu'il s’était mis en retard pour le travail.

C'est le lendemain qu'il a fait la découverte. Le soir même, il était rentré en se jurant qu'il ne toucherait à aucune goutte d'alcool. Si bien qu'entre le qui-vive et le manque, il a gardé les yeux grand-ouverts jusqu'à ce que ça recommence, aux alentours de 5h30. Il a jailli sur coussinets jusqu'à la fenêtre, et en écartant les rideaux il est tombé dessus, là, en haut du manguier, en train de brailler comme une foutue alarme de bagnole. Et ça n'arrêtait pas. Personne dans le quartier ne semblait s'en préoccuper. Pour dire vrai, tout le monde s'en fichait bien pas mal de son Elantra modèle 95. Et puis entre les alarmes des maisons ou des voitures, on ne levait plus le petit doigt quand ça beuglait. Il faut dire que le système n'était pas une science exacte et qu'elles sursautaient pour un oui ou pour un non, une porte qui claque ou les vibrations d’un gros 4X4. Les gens s'étaient habitués à ce hurlement, une sorte de mélange de toutes les sirènes d'ambulances, de polices et de pompiers du monde, compilées en une punition auditive : "tûûûûûût tûûûûûût tûûûûûût", "pimpon pimpon pimpon", "oh oui oh oui oh oui oh oui oh oui".

Quand le piaf l'a vu, il s'est envolé deux maisons plus loin. C'est uniquement quand Don Fernando Perez s'est recouché qu'il en a remis quelques mesures en l'honneur de sa nuit blanche et du soleil levant.

 

Après, les versions diffèrent un peu, mais ça s'est enchaîné à peu près comme ça. Il a fallu trois bonnes semaines pour qu'il convainque ses collègues de bureau. Et encore, c'est parce que son anniversaire tombait ce jour-là qu'ils ont veillé si tard. Et ils ont failli ne rien voir ni croire quoique ce soit d'ailleurs. Parce qu' un grand coucou noir qui sonne comme une alarme à 2 heures du matin, même avec une bouteille dans le nez, et bien, même comme ça, ou peut-être surtout comme ça, c'est difficile à croire.

La nouvelle a fait le tour des bureaux et du quartier. C'était un défilé devant le jardin, et plus il arrivait de monde, plus l'oiseau noir s'époumonait. On en a très vite fait un sujet au 20h, et d'autres personnes se sont manifestées, si bien que quelques jours plus tard, s’est aperçu qu’il y avait 47 frangins rien que dans la capitale. 47 piafs qui avaient appris le refrain par cœur, à décibels équivalents, poussant la rigueur de l'apprentissage jusqu'au "touite touite touite" qui retentit brusquement quand on coupe l'alarme avec la télécommande.

C'est vite devenu une attraction et les heureux propriétaires ont compris qu'ils pouvaient faire des affaires. Certains les ont mis en cage, où les volatiles continuaient de pousser la chansonnette, et certains hôtels de luxe en ont acheté à prix d'or pour les touristes. Les gosses capturaient des oiseaux, les emprisonnaient, puis déclenchaient volontairement les alarmes pour leur enseigner le refrain.

Le premier inconvénient de la multiplication des interprètes a été qu'on ne savait plus vraiment si c'était les alarmes qui sonnaient ou les grands oiseaux noirs qui chantaient. Et franchement, c'était quasi impossible de faire la différence, si bien que le concepteur de l'alarme est rentré de vacances plus tôt que prévu. Ayant été informé du problème, il a rapidement proposé sa grande nouveauté : une alarme personnalisée. A l'aide d'une puce, on pouvait enregistrer jusqu'à 8 mesures d'un air à son goût, qui sonnait façon ordinateur du début des années 90. Ça a d'abord amusé les gens, d'autant que se faire installer la puce était simple et peu onéreux. Mais ça a eu de rapides conséquences.

Tout d'abord, les gosses prenaient un malin plaisir à déclencher les alarmes pour en faire le hit-parade. Et puis les piafs ont commencé à changer de disque. Au début, une fois encore, ça en a amusé certains. On organisait des concours ou on en vendait aux cirques, aux hôtels pour touristes. Une équipe de scientifiques a rapidement déterminé que c'était la plage de fréquence des alarmes qui faisait que les oiseaux arrivaient à apprendre si vite. Mais ça n'a pas plu à tout le monde. La prolifération d'alarmes de toutes sortes (voitures et oiseaux confondus) en a rendu plus d'un maboul. Le patron des alarmes a bien tenté de sortir un nouveau produit mais ça a fait un flop, malgré le matraquage publicitaire. C’est là qu’un type a fini par descendre les coucous de son voisin, alors ça a donné des idées à d'autres, ou plutôt une certaine légitimité. Ça a été très vite l'escalade, on s'en est pris aux voitures, on s’est soulagé en crevant des pneus, en éclatant des vitres. Tout le monde avait l’air de bien s’amuser au fond.

 

Le gouvernement a dû prendre ses responsabilités. Il a commencé par interdire les alarmes sur les véhicules. Mais finalement, ça n'a pas été la partie la plus ardue. Les oiseaux chanteurs avaient proliféré, et les oisillons apprenaient tout naturellement de leur mère les premières mesures de la lettre à Elise, la cinquième de Beethoven ou encore de l'hymne national. Entendre ça rendait fou. Un peu comme les jouets de noël en plastique mais avec un niveau sonore de marteau piqueur, de jour comme de nuit. Si bien que l'exaspération et l'emportement sont restés de mise jusqu'à la seconde décision du gouvernement.

L'opération "chant du cygne" intimait à chaque propriétaire d'apporter ses bêtes, nouveaux nés compris, au centre de rééducation. Quant aux individus en liberté, les pompiers et la police ont eu toutes les peines du monde à les capturer. Dans une gigantesque volière, on a diffusé un antique chant de coucou noir, jusqu'à ce que s’éteigne l'ultime cantatrice.

Aujourd'hui, par peur d'une rechute, nous vivons dans un pays sans alarme, au moins aussi sur qu'avant. (Nous aurions pu vivre dans un pays sans oiseau, ce qui est bien plus grave).

Si on connaît bien le quartier, il y a eu deux épilogues à cette histoire.

Le premier, quelque peu nationaliste, c'est que le gouvernement a isolé au zoo un couple de coucous noirs qui continue de chanter l'hymne national. Il est d'ailleurs sous étroite surveillance car on dit que c'était un vœu de l’épouse du président en personne, voire même qu’il s’agissait de son propre coucou.

Le deuxième, c'est que Don Fernando Perez a fini par se faire voler sa Hyundai Elantra modèle 95.