PELE

Elle rajusta une dernière fois les épaulettes de sa robe rouge, lissa les plis au niveau du ventre, puis s’assura que le collier de perles était bien centré. Le vacarme de la tondeuse à gazon fit de nouveau irruption par la porte du salon, ouverte en plein sur le jardin. Elle le regarda passer dans le miroir, le pas pressé, son corps maigre arc bouté, les traits tirés vers le bas dans un rictus d’effort, les tendons du cou à vif sous son épaisse peau ridée.

Les doigts brillants de crème, elle accommoda ses mèches grises, dansant nerveusement d’un pied sur l’autre, tournant la tête de droite à gauche au rythme de ses sautillements d’oiseau. Je la regardai du coin de l’œil enfoui dans le canapé blanc. Il m’était impossible de ne pas prêter attention au vrombissement du moteur de la tondeuse de Don Diego. Doña Angela elle, était rompue à l’ignorance des faits et gestes de son mari, tant que les ordres étaient exécutés dans la minute.

-         « Tu dois bien rire de me voir m’apprêter comme ça à 62 ans. » me lança-t-elle tandis que Don Diego repassait dans l’autre sens.

Je lui répondis d’un sourire, pour approuver, mi tendre, mi moqueur. Elle éclata de rire. Son visage luisait encore de l’huile d’olive dont elle s’enduisait tous les matins depuis 30 ans.

Elle se rapprocha du miroir et commença à passer son crayon noir d’un geste nerveux. La plupart de ses amies avaient laissé filer leurs jeunesses aux dérives d’un couple sans histoire. Elle, refusait que le temps écorche sa peau, et il fallait reconnaître qu’elle luttait avec un succès certain. Elle-même ne savait plus trop pourquoi. Elle disait qu’elle aimait ça et qu’elle se sentait bien ainsi.

Pas même ses filles ne se souvenaient de la dernière fois où elle avait eu un geste de tendresse envers leur  père, qui la haïssait sûrement autant qu’il espérait l’aimer encore. A chaque ordre, le plus absurde fut-il, il s’exécutait, espérant un jour regagner son amour, ou au moins un peu de paix durant les heures qui suivraient.

C’est ainsi qu’aujourd’hui avant de sortir pour ce repas en famille, elle l’avait envoyé tondre la pelouse, tandis qu’elle se pomponnait minutieusement.

Malgré quelques rondeurs qu’elle avait toujours revendiquées et un genou légèrement boiteux, qui lui donnait une démarche de cowboy sur le tard qu’elle dissimulait tant bien que mal, elle était encore belle, sa peau mate sur les couleurs vives. Chaque fois qu’elle sortait seule ou avec ses filles, elle guettait anxieuse les compliments faciles des hommes mûrs et tellement latinos.

-         « Ah la putcha ! » Lâchait-elle alors, fière et frustrée à la fois. Elle saisissait le bras d’une de ses filles en gloussant, la plus jeune d’entre-elles souvent, pour la prendre à témoin, lançant des œillades alentour en s’assurant que les badauds avaient suivi la scène.

Et  quand le bonimenteur était un bon parti, elle gardait l’anecdote comme un trésor pour la conter à tous, autour de la petite table carrée de la cuisine, quand nous étions réunis pour tremper le pain de cannelle dans le thé. Là, sa voix trop forte, une rauque lamentation, terminait selon l’humeur par un rire envahissant, un pétard mouillé, sans joie, ou par une larme qu’elle essuyait vivement du revers de la main, se levant d’un bond pour cacher son émoi d’un quelconque prétexte.

Quand Don Diego sentait venir cette humiliation, il partait s’enfermer dans la chambre de sa fille pour regarder la télévision, et ne ressortait généralement que longtemps après l’orage. Empli de rancœur il s’était mis à dos ses propres enfants, jaloux que la mère en ait fait ses confidentes.

Il était trop rigide, trop vieux, de 11 ans l’ainé de sa femme, il ne vivrait plus jamais en paix. En mari modèle que son père n’avait jamais été, il obéissait aveuglément à sa femme, et encaissait les souffrances du mieux qu’il pouvait, comme pour demander pardon à sa propre mère des errements de son père.

Pendant toutes ces années de querelles quotidiennes, elle ne l’avait pourtant jamais trompé. La bible ouverte sur son présentoir dans la grande chambre à coucher et la photo de mariage volontairement placée derrière la porte montaient la garde jour et nuit.

J’étais le premier gendre à me moquer gentiment de ces histoires qu’elle racontait pour se convaincre que sa vie ressemblait à ce dont elle avait rêvé. En deux ans à peine, j’avais eu le temps d’entendre plusieurs fois ces mêmes histoires d’occasions manquées.

La tondeuse attaqua les cinq dernières longueurs qui la séparaient de la terrasse. Le bruit devenait oppressant et Doña Angela jeta un regard empli de reproche à travers le miroir.

Elle m’avait raconté ces flatteries insignifiantes des dizaines de fois, pourtant, la seule histoire qui l’avait indirectement conduite là devant sa glace en ce dimanche d’avril, dans laquelle elle ne se regardait qu’en surface, elle ne me l’avait raconté qu’une fois, un soir de Noël, alors que nous étions resté tous les deux pour terminer la bouteille de Malbec, toujours la même, dont elle raffolait.

C’était un samedi soir de février, quand l’été laisse briller les étoiles dans le ciel de San José. Son frère Estéban était venu la chercher dans la petite maison en bois de Zapote où vivait encore le reste de la famille. Un soir de bal pas comme les autres. Son directeur, dont elle était la secrétaire, l’avait invité à l’Hôtel Continental, où le gratin d’alors se donnait rendez-vous. On y invitait les plus belles jeunes filles, et on laissait parfois rentrer les proches qui les accompagnaient. Elle était parmi les plus belles, et les prétendants venaient souvent se briser sur l’écueil en voulant l’inviter à danser. Pour ne rien gâcher elle adorait ça, et faisait tourner bien des têtes malgré une rude concurrence.

Il était noir, de taille moyenne, portant une superbe guyabera fraîchement coupée, et s’était avancé vers elle dans un large sourire plein de confiance, avant de prononcer dans un fort accent brésilien :

-         « Voulez-vous danser avec moi ? »

Elle le regarda à peine, comme elle le faisait avec tous, avant de répondre d’une moue dédaigneuse:

-         « Non, merci. »

L’orchestre emplit de salsa le silence qui s’ensuivit avant qu’il n'ajoute dans un rire :

-         « J’ai l’impression que vous ne savez pas qui je suis ? »

-         « Non jeune homme, pourquoi, je devrais ? » répondit-elle sans sourciller.

Il se planta bien en face d’elle :

-         « Non mais sincèrement vous ne me reconnaissez pas ? » Insista-t-il en se présentant de la tête au pied comme aurait pu le faire un magicien à la fin d’un bon tour.

-         « Non jeune homme » répondit-elle un peu plus froidement encore. 

Nullement vexé, le jeune homme s’en fut en éclatant de rire sur un pas de danse chaloupé, avant de se fondre dans la foule en tournant sur lui-même.

-         « Alors qu’est-ce qu’il t’a dit ? »

Son frère Estéban apparut derrière elle.

-         « Il voulait danser avec moi. »

Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

-         « Non merci. »

-         « Non merci ? »

-         « Oui. »

-         « Mais tu sais qui c’était ? »

-         « Aucune idée »

Il la regarda en remuant la tête d’un air dépité.

-         « Non mais sérieusement ? »

-         « Puisque je te dis que non. »

Il marqua un silence en la fixant droit dans les yeux comme si la réponse eut été évidente, puis prononça son nom :

-         « Pelé »

-         « Quoi Pelé ? »

-         « C’était Pelé, le roi Pelé quoi, le champion du monde de football Brésilien, ne me dis pas que tu ne connais pas Pelé ». Il abandonna presque la fin de sa phrase, qui avait débuté sur un ton de reproche et qui finissait dépitée.

Elle le regarda un temps avant d'ajouter :

-         « De toute façon il ne me plaisait pas. »

Il soupira en faisant « non » de la tête et s’en fut en direction du bar.

Don Diego n’avait rien vu de tout ça, sinon il ne se serait sans doute jamais approché d'Angela. Elle lui avait accordé la danse, et c’est vrai qu’il était un peu raide, mais il était très bien habillé, et de 11 ans son aîné, il l’avait un peu impressionnée. De toute façon elle avait laissé passer l’occasion avec le roi Pelé, et prise de remords et vexée en le voyant au bras de la seule blonde de la soirée, qui plus est magnifique, elle avait décidé instinctivement qu’elle ne laisserait pas passer sa chance une seconde fois.

Je levai la tête à nouveau vers Doña Angela. Elle tira pour la quatrième fois sur le tissu de sa robe. Elle était prête. Le moteur de la tondeuse coupa net à ce moment-là. Ça sentait le gazon fraîchement tondu, et des brindilles avaient été soufflées sur le pourtour de la terrasse.

Don Diego eut à peine le temps de poser un soulier sur le carrelage luisant du salon :

-         « Diego enlève tes chaussures et va tout de suite te laver les mains s’il te plaît ! »

-         « Esta bien, esta bien Angela, je vais le faire. »

-         « Va te laver les mains Diego, et va prendre une douche, et puis prépare-toi et sors la voiture, on doit y aller dans un quart d’heure ! » Lui dit-elle comme s’il avait passé les deux dernières heures endormi devant le poste de télévision.

Agacé d’être le témoin de cette nouvelle agression je détournai le regard. Je les aimais au fond, tous les deux, même si Don Diego occasionnait parfois en moi une pitié presque gênante. Si j’étais là, c’est qu’ils avaient eu trois superbes filles ensemble, et que l’une d’entre elles était devenue ma femme. C’était juste une erreur, une anomalie vieille de trente-quatre ans. Un piège dans lequel on s’ébat lorsqu’on ne sait pas quoi faire du temps qui passe.

Entre les deux, sur le mur, je pouvais voir le sourire de Pelé, en noir et blanc, comme sur les photos de l’époque, l’invitant à danser. Je le voyais tendre la main, je la voyais sourire et tendre la sienne.

Le vent fit entrer quelques brins d’herbe fraîche.

PAUVRE PÊCHEUR

Je me demande pourquoi je n’aime pas pécher. Alors que le soleil se couche sur quatre lignes presque invisibles, je rêvasse quelques embryons de réponses. J’aime pourtant regarder ces gens pécher. Quelques petits malins auraient tôt fait de me rappeler à mes errements de triste pêcheur, mais laissez-moi plutôt vous conter l’endroit où je me trouve. 

Sur la jetée de Quepos, petite enclave au chevet de l’aire de jeu des plagistes du Costa Rica, une longue langue de mer et de rivière lèche d’un côté d’énormes cailloux gris clairs posés là par l’opération du saint esprit, et de l’autre une fine bande de sable qui, en s’étirant vers le nord, se change en une côte vaporeuse où paradent des collines luxuriantes. Les plages se courbent en pointes successives jusqu’à se perdre dans le lointain et l’écume des vagues s’élève et s’étale en une guirlande blanche sur la tête des palmiers. Sur la gauche, les quelques grues du port se découpent en de fins triangles noirs sur une toile orangée. A cet endroit, le bras de mer devient coude et les barques à moteur, qui naviguaient jusque-là sur un miroir,  viennent heurter leurs coques aux vagues du pacifique.

Les gens sont assis sur le petit mur passé à la chaux, ou chacun sur son cailloux. Quelques jeunes passent, fiers sur leurs vélos rafistolés façon bikers des bacs à sable, et s’insultent en spectacle et en riant. Les trois vieux devant eux ne bronchent pas, chacun sur sa grosse pierre, chacun avec son gros ventre, ses vêtements aux couleurs passées par le sel, son silence et son histoire. Ils regardent, tranquillement affalés, le soleil qui reviendra à coup sûr le lendemain. On entend les voix, sans les comprendre, de deux écolières assises face à face, ignorant l’horizon. Plus bas, un jeune gars costaud, le torse saillant, s’emploie à faire traverser aux gens le bras de mer dans sa vieille coquille fatiguée, qu’il écope tout en ramant d’un geste assuré. Au milieu de ce beau monde, le maitre de cérémonie, un inévitable farfelu, mal fagoté, la peau sale et du vent entre ses quelques dents noires, livre des commentaires joyeux à l’assemblée indifférente sur la partie de pêche qui se joue plus bas.

Deux types lancent leurs lignes à tour de rôle, dans un ballet stérile, jetant jaloux quelques regards en biais sur une vieille et son petit garçon, qui ont déjà sorti deux beaux poissons luisants et encore remuants. La vieille porte un vieux short en jean et un débardeur rose virant sur la rouille. Ses cheveux gris tirés en arrière, elle mâche un chewing-gum avec disgrâce et désinvolture. Le petit vient d’en sortir un troisième, et après une bonne minute d’effort à essayer d’ôter l’hameçon, elle finit par se le planter dans le doigt, sans pour autant sourciller, portant le pouce à la bouche d’un geste nonchalant, et répondant avec flegme aux commentaires du doux dingue amusé par la scène.

Je me souviens alors d’une des raisons qui font que je n’aime pas pêcher. Non pas à cause de ces petites piqures dans le pouce ou l’index qui punissent les maladroits, mais parce qu’il y a ce corps visqueux et cette queue qui remuent, se débattent dans un ultime sursaut, alors qu’on croyait l’animal éteint. Il faut alors garder la main serrée sur les flancs suintants, les branchies suppliant l’air, ne sachant comment retirer ce fichu hameçon sans accrocher le regard vitreux et apeuré qui ne clignera pas.

Pourtant en regardant la vieille, j’admire ses gestes faciles quand elle frotte les écailles d’un mouvement ferme avec son couteau brillant, la queue du poisson battant la pierre, jusqu’au moment où, le soulevant au-dessus de l’eau, elle lui tranche la tête d’un coup sec et assuré, tout en contrôlant le petit en train de préparer l’appât. En quelques lames supplémentaires, elle découpe de petits cubes qu’elle laisse reposer au soleil et qui marineront plus tard dans le jus de citron d’un délicieux ceviche, que j’irai déguster à la soda du coin.

Je suis un contemplatif, et le temps de prendre une décision, les arrêtes seraient sûrement avariées. Mes expériences de pêcheurs m’ont laissé perplexe. Peut-être à cause de la première fois où, gamin de neuf ans à peine, j’étais parti pécher dans la petite rivière qui passait au fond du jardin d’un camarade de classe. L’expérience aurait pu s’avérer concluante, puisque j’avais très vite tiré des profondeurs un monstre d’environ quatre centimètres, ce qui fit rire mon ami. J’ai encore dans la main les légères vibrations et l’envie coupable de tout lâcher en implorant le pardon du squale. Cependant, je n’en fis rien, tenant la canne en dissimulant mes tremblements, j’avais extrait l’hameçon d’un geste dévastateur pour la gueule de la bête.

Contrarié, j’avais eu envie d’uriner et, en équilibre sur une branche, j’avais pissé allègrement au vent ainsi que sur mon pantalon et mes godasses que la mère de mon copain changea en un étouffant un rire. Dans ma main le poisson frétillait encore et frétillerait toujours.

Je me tins à bonne distance des cannes à pêche pendant de longues années, leur préférant les épées de bois, les ballons et les lego, ah oui les lego !

Huit ans plus tard, à la poupe d’un voilier blanc, près des côtes de la Corse, je retrouvais la ligne. Celle d’un ami, excité à l’idée d’étrenner son nouveau leurre Rapala en plastique coloré, qui ne risquait pas de remuer la moindre écaille, lui, accroché à un long fil de plusieurs dizaines de mètres, disparaissant dans le bleu profond. Après n’avoir péché la veille qu’une misérable friture, mon ami avait fait fructifier notre escale du soir pour s’offrir ce petit bijou, qu’il lança dès le lendemain matin le cœur plein d’espoir, heureux comme un gosse de dix ans. Espoir anéanti quelques minutes plus tard, quand la quille d’un autre voilier coupa le nylon en deux, envoyant par le fond l’amulette plus très brillante. Je feintais de partager la peine de mon ami, mais je fus soulagé de ne pas avoir à assommer l’éventuel baleineau que ce redoutable appât aurait pu faire tomber dans les mailles du filet, tout en m’apercevant que le poisson frétillait toujours dans ma main gauche.

Amusé par ces pensées je regarde l’énorme soleil qui fait rougir Quepos. Je m’efforce d’immortaliser la scène de la vieille et de son petit en espérant que la photo ne sera pas une « inutile » de plus, quand j’entends une voix semblable à celles des vendeurs ambulants. Un type tout aussi édenté que notre commentateur passe derrière moi, avec dans sa main un crochet rouillé où pendent, la gueule béante, six poissons luisants.

            - « Fish amigo? One Dollar! »

            - « No gracias! » Lui réponds-je bêtement.

Et il s’en va hilare, appuyé par un groupe d’adolescents complices qui rient de concert.

Je me lève, rendant leurs sourires aux spectateurs, me dirigeant vers la soda à l’angle de la rue. Oui il y a quelque chose qui cloche entre la pêche et moi me dis-je. Et je hâte le pas pour ne pas faire mariner plus longtemps mon délicieux ceviche.

DOÑA MIRNA

En tournant à l’angle du barbier je savais que j’apercevrais les murs bleus foncés. Je saluai à la hâte le gros Jorge qui rasait un heureux client allongé sur le fauteuil le plus confortable du pays, trônant au milieu des carreaux blancs et noirs de l’immense salon des années quarante. Je pressai le pas. Réveillé par le fumet de viande grillée qui éclipsait les odeurs âpres du marché, mon ventre m’avait sorti de la torpeur d’un voyage chaotique. J’avais encore le corps engourdi, libéré d’une éprouvante prise d’otage entre deux fauteuils défoncés d’un bus scolaire canadien transformé en ultime long courrier.
On ne pouvait pas rater la façade bleue au milieu de toutes les autres couleurs. Et même si l’inscription « Chez Doña Mirna » n’avait pas été repeinte depuis le premier jour, l’immense et épais mur colonial ne s’égratignait que pour mieux vous raconter l’histoire de la rue. La crasse donnait des gifles, le vent plaquait des fumées grises et noires, et la chaleur moite terminait le travail en faisant couler la saleté jusque sur le trottoir. Mais curieusement, malgré cet acharnement, c’était le bleu profond des murs qui sortait vainqueur.

Il était quatre heures de l’après-midi. La chaleur commençait à se détendre, mais une fois sous les trois mètres de plafond, j’accueillis la fraîcheur dans un soupir. Il n’y avait personne. Les deux rangées de cinq tables étaient simplement et soigneusement apprêtées pour le souper. La large porte ouverte illuminait les nappes blanches comme des écrans de cinéma. Je m’assis près du comptoir et me saisis du journal. De la cuisine s’échappait un bruit de vaisselle qui se mêlait au miel des ballades romantiques d’un vieux poste de radio.

Quand on n’entendit plus que les lamentations sirupeuses, je fis remonter le journal pour cacher mon visage. Au bruit des savates frottant le carrelage, je m’imaginai sa démarche paisible, naviguant d’un pied sur l’autre en traversant l’étroit couloir. Le rideau de perles grelotta puis les pas s’arrêtèrent.

- « Je peux vous servir quelque chose monsieur ? » fit la douce voix de Doña Mirna.

- « Ça se pourrait bien ! » Répondis-je sans dévoiler mon visage.

- « Vous désirez boire quelque chose ? »

- « Oh que oui ! » Dis-je en abaissant mon journal.

Doña Mirna éclata de rire, fit le tour du comptoir de son pas traînant et me prit dans ses bras. J’avais soif, j’avais faim, mais cette étreinte entre les deux énormes bras et la gigantesque poitrine était de loin la raison principale de mon retour en ville.

- « Comment s’est passé ton voyage ? »

- « Riche et éprouvant, comme d’habitude, mais d’abord, il faut que tu m’expliques ce que tu fais avec ce maillot de l’équipe de Pologne ! » Fis-je étonné.

- « C’est un cadeau d’un client qui a beaucoup aimé son ceviche, ses fajitas et ses bières, surtout ses bières d’ailleurs ! »

- « Comme je le comprends ! Et bien écoute, pour la bière je suis d’accord ! Par contre si tu as le temps de me faire une de tes brochettes je saurais me montrer reconnaissant ! »

Et je sortis de mon sac deux cadres que j’avais soigneusement enveloppés d’un papier kraft usé.

- « Qu’est-ce que c’est ? » Me demanda-t-elle ?

- « Va mettre les brochettes en route ! » lui dis-je en replaçant les paquets dans mon sac.

Doña Mirna revint avec une bouteille de bière ruisselante.

- « Au fait ! » Lui demandai-je malicieux, « tu sais où se trouve la Pologne ? »

- « Tout ce que je sais c’est qu’il y fait froid, très froid, qu’ils parlent une langue incompréhensible et que mon client buvait beaucoup ! » Dit-elle en riant. « Voilà tout ce que je sais sur la Pologne ! »

- « Tu en sais à peu près autant que moi ! » lui répondis-je dans un sourire.

Connaissant ses lacunes en géographie, je me demandais si la petite Mirna avait vraiment mis un jour les pieds à l’école. Je me souvins de notre première rencontre, où elle m’avait demandé innocemment et pleine de curiosité, si la France était proche des Etats-Unis. Surpris, je lui avais répondu que non, qu’il fallait tout de même traverser l’océan atlantique, avant de me rendre compte que cette réponse n’éclaircirait pas vraiment le mystère.
Je reposai ma bière dans un soupir de contentement, la brochette pouvait attendre maintenant.

- «  Ça y est, le feu est en marche » dit-elle en s’asseyant en face de moi.

Je ne lui avais jamais demandé son âge, et je savais que son visage rond et souriant la rajeunissait, mais je pensais qu’elle s’approchait tranquillement des soixante-dix ans.

Elle s’était servi un verre de jus de citron glacé.

- « Alors qu’y a-t-il dans cette enveloppe ? » demanda-t-elle impatiente.

Je lui tendis les deux cadres, la laissant arracher le papier. Elle observa les deux photos.

- « C’est un cadeau pour décorer ton restaurant » lui fis-je.

Sur l’une des photos, que j’avais prise un mois plus tôt dans un  village de montagne, on voyait une petite fille debout, dans une robe blanche, les yeux tournés vers la lumière, la main gauche effleurant le menton. Sur l’autre, sorte de pâle copie de Willy Ronis, j’avais saisi un petit môme tout noir en train de rire devant la tour Eiffel. 

Elle marqua un long silence sans cesser de contempler la vieille dame métallique. Puis elle se leva et m’enlaça une nouvelle fois en guise de remerciement. Elle ôta du mur une vieille peinture poussiéreuse, pour y mettre la petite fille :

- « On mettra le petit garçon à côté de mes deux amours » dit-elle en pointant les cartes postales de ses deux fils.

Elle recevait régulièrement de leurs nouvelles. L’un vivait à Boston, où il était infirmier et l’autre à Miami, où il avait ouvert un petit restaurant, perpétuant la tradition familiale. Je m’étais promis d’aller un jour mettre à l’épreuve la cuisine du fiston.

Je savais qu’elle les avait élevés seule, son mari étant décédé d’un cancer des dizaines d’années plus tôt. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle avait plutôt bien réussi.

Nous continuâmes à bavarder jusqu’aux braises. Le temps d’une bière de plus, je lui racontai mon voyage.

- « Tu sais qu’à la frontière, je suis monté dans le taxi d’un soldat ? » Lui dis-je.

- « Ah ? » Fit-elle le visage soudain assombri.

Je lui contai ma rencontre avec Freddy, un ancien soldat, orphelin, la quarantaine passée, qui avait combattu Somoza dans sa prime jeunesse, avant de récidiver face aux Contras quelques années plus tard. Dans son petit taxi blanc rouillé, il m’avait raconté comment une psychologue italienne lui permettait de retrouver peu à peu le sommeil.

Après avoir pris en chemin un vieux paysan pour le ramener au bercail, ce furent ses aventures en Kirghizie et ses désillusions communistes, puis sa rencontre au Honduras avec un ex-légionnaire français. Ce frère d’arme orphelin, comme lui, mais autrefois ennemi, avait formé les Contras, et vivait maintenant dans une belle propriété, entouré de fantômes et d’un véritable arsenal que Freddy me détailla avec plaisir. Cette amitié vivait autour d’une maxime de l’ex-légionnaire philosophe, qui disait qu’on se comprenait parfois mieux entre ennemis, ce qui l’avait peut-être décidé à travailler à l’entraînement de troupes de sécurité en Irak sous tutelle de l’armée américaine. Un boulot lucratif, tous frais payés par son propre gouvernement, qui lui virait chaque mois un extra de deux-mille dollars sur un compte au pays. Compte qu’il partageait avec sa femme, et sur lequel il accumula aux alentours de cinquante-six mille dollars.

Freddy sortit la carte de crédit et la brandit en guise de preuve. A son retour, sa femme avait levé le camp avec l’argent et ses trois enfants, lui laissant leur petite maison et la voiture blanche dans laquelle nous étions assis. Orphelin pour de bon, il avait fini par accepter les choses, renonçant à poursuivre son passé. Nous terminâmes la conversation autour du ressac populiste national, de l’histoire de France et d’une bière devant la petite église coloniale de Rivas.

- « Cinquante-six mille dollars ! Tu crois vraiment que c’est possible ? » Demandai-je à Doña Mirna.

- « Je ne sais pas, peut-être… » Me répondit-elle en se levant précipitamment, comme agacée par ma question.

Elle revint quelques minutes après avec ma brochette, un peu de riz, des légumes sautés, et une autre bière.

- « Tu veux me saouler ? » Fis-je en riant.

Mais elle ne répondit pas, s’assit, pensive, me regardant déguster la viande tendre et juteuse. Elle débarrassa mon assiette puis revint s’asseoir et décapsula sa propre bière. Je la regardai intrigué pendant de longues minutes, n’osant lui poser la moindre question.

Puis elle rompit le silence :

- « Je sais que je peux te faire confiance. »

Elle marqua une nouvelle pause puis rajouta :

- « Comment crois-tu que j’ai élevé mes deux petits ? » Annonça-t-elle brutalement.

- « Ma foi je ne les connais pas mais j’ai l’impression qu’ils s’en sont vraiment bien sortis ! » Fis-je pour la rassurer.

- « Ça oui, mais il ne suffit pas d’avoir des bonnes intentions dans ce pays… » Rajouta-t-elle les sourcils froncés.

- « Oui je sais, il faut de l’argent, mais tu as le restaurant, non ? Je sais que ça te permet de t’en sortir dignement. »

- « Je n’ai pas toujours eu le restaurant… » Rétorqua-t-elle en levant les yeux vers moi, dans un léger sourire.

- « Ah !... » Fis-je comme pour commander le plat principal

- « Non je n’ai pas toujours eu le restaurant. Quand Carlos est mort, nous vivions tous les trois dans une de ces petites cabanes que tu vois partout autour de la capitale. Je vendais des fruits au marché, et je faisais aussi des ménages dans les demeures du centre. »

- « Mais dis-moi, ce restaurant est bien à toi non ?

- « Oui il est à moi » Dit-elle en avalant plusieurs gorgées de bière, avant de rajouter :

- « Bon, tu as compris que je n’avais pas d’argent. »

Je la fixai du regard. Elle prenait son temps. Son secret était resté si longtemps gardé qu’elle ne le laisserait pas sortir à la va-vite. Elle savourait ses propres paroles. Cette fois les rôles étaient inversés, c’était mon visage qui était rempli de curiosité et d’étonnement.

- «  A l’époque, je faisais la bonne chez le vieux José, au centre-ville. En deux ans de ménage,  tout ce que j’ai appris sur lui c’est qu’il était veuf, et que c’était semble-t-il un ancien patron d’une plantation de bananes du Costa Rica qui était venu s’installer ici dans les années trente. Personne ne l’a jamais vu en compagnie de qui que ce soit. Je t’assure qu’il avait un drôle d’accent, mais du peu que je l’ai entendu parler, il parlait parfaitement espagnol. Je me contentais de nettoyer sa maison. Il ne recevait jamais personne et ne sortait presque jamais. Je venais une fois par semaine et souvent je lui cuisinais un bon plat qu’il me payait au juste prix. Et puis un jour, j’ai frappé à la porte et il ne m’a pas répondu. Ça a continué comme ça pendant deux jours. Inquiète, je suis allée voir le voisin, et ensemble, on a fini par appeler la police. On a trouvé le vieux étendu par terre. Le médecin a conclu que c’était une crise cardiaque. Les autorités ont cherché un membre de sa famille mais le vieux était bel et bien seul. On l’a enterré dans le caveau du cimetière. Il n’y avait que le curé, la voisine, et moi. Et puis il a bien fallu ranger et nettoyer la maison. Alors je m’en suis chargée, d’autant qu’il fallait tout vider car le vieux n’avait pas laissé de testament. »

Doña Mirna reprit une gorgée de bière. Elle avait laissé filer cette histoire d’un souffle. Le soir commençait à tomber et la rue se teintait d’un rose orangé. Je la fixai sans perdre une miette. Elle reposa calmement sa bière et poursuivit.

- « Alors je suis parti tôt le lundi matin, je voulais pouvoir aller vendre des cocos et des bananes au marché et préparer à manger pour les petits. Tu sais à l’époque c’était vraiment des petits bouts ! Evidemment je n’étais pas payée pour ce boulot. Je le faisais pour le vieux, comme si j’avais voulu honorer tous ses mystères, car il avait toujours été aussi bon que possible avec moi. Aujourd’hui je me souviens de chaque détail depuis le moment où j’ai franchi la porte. Les hommes du maire m’avaient demandé de rassembler la vaisselle et les bibelots dans des caisses qu’ils avaient laissées dans l’entrée. Je crois qu’ils ont revendu le tout au profit de la commune. J’ai appris plus tard que ça aurait dû revenir au gouvernement mais tu sais comment on peut facilement s’arranger ici, il suffit d’un papier, d’un stylo d’un peu de silence et de bon sens. Tu sais, le vieux ne vivait de rien, il n’avait qu'une table, deux chaises, et une étagère remplie de livres. Je ne me souviens pas avoir vu un poste de télévision ou même un phonographe, la maison paraissait déjà vide. Il n’y avait presque aucun témoin de sa vie, comme s’il avait voulu effacer toute trace du passé. Le vieux José était vraiment aussi maigre que mystérieux. Alors j’ai rangé la cuisine, puis le salon, en mettant soigneusement en ordre tous les bouquins, et en décrochant les seules photos où on le voyait posant en compagnie d’ouvriers devant une locomotive à vapeur au milieu d’une plantation de bananiers. Je me souviens avoir eu un peu honte de mettre quelques livres dans mon sac. Mais j’imaginais que ça serait toujours ça de pris quand les enfants grandiraient. Aujourd’hui encore ça me fait rire et me donne parfois des frissons dans le dos. J’avais rangé la cuisine et le salon, il ne me restait que la chambre. Je commençai par les vêtements dans la penderie, puis le petit placard au-dessus du lavabo. Le vieux n’avait presque rien. Je serais en avance pour le marché. »

Elle fixa le culot de sa bouteille, puis rajouta :

- « Et puis j’ai défait le lit. En tirant d’un coup sec sur le drap j’ai failli faire tomber le matelas. Dessous il y avait une planche toute simple. Presque toute simple. Car dessus il y avait des billets, étalés sur toute la longueur du lit. Je les ai regardés comme une andouille. Et je peux te dire à toi, mi amor, que je les vois encore comme si c’était hier. »

Elle marqua un silence puis leva les yeux vers moi :

- « Tu commences à comprendre pourquoi je me sens idiote avec mes quatre petits livres de rien du tout n’est-ce-pas ? »

- « Je crois que oui… » Fis-je.

- « Je suis resté plantée là pendant un long moment. Et puis je me suis décidée. C’était des dollars. Des centaines, des milliers de dollars. Je n’avais jamais vu autant d’argent. Je savais que tous ces billets étaient orphelins. Je savais aussi que les gars de la mairie n’allaient pas les enterrer dans le caveau du vieux. Et tu sais maintenant que la vie n’était vraiment pas rose pour moi et les gosses à cette époque. Alors je n’ai pas réfléchi plus longtemps. J’ai reposé les livres pour faire de la place dans mon sac. Il fallait que je prenne tout, sinon les gens allaient me soupçonner d’avoir croqué une part du gâteau. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que partir. Et je suis partie. De la maison du vieux José, de ma cabane, du marché, de la capitale. Mais avant, j’ai utilisé un peu d’argent pour nous acheter aux gosses et à moi de beaux vêtements et de belles valises. Des vêtements de riches si tu préfères. Et on a filé en voiture jusqu’ici. Je me suis inventé une histoire. Avec mon accent de paysanne je ne parlai pas beaucoup au début. Je ne me suis jamais sentie coupable et j’ai vite oublié de me poser trop de questions. J’avais peur que ça se sache. Mais cet argent ne manquait à personne. Et très vite j’ai pu acheter ce restaurant. Je l’ai aimé et je l’ai chéri comme un amour, comme le bijou précieux que tu connais. Je me suis promis de satisfaire chacun de mes clients et de lui offrir le meilleur des repas, comme pour remercier la providence. »

Elle reposa sa bière vide sur la table.

- « Et avec le reste j’ai envoyé les enfants dans une école privée. Ils se sont toujours doutés de quelque chose, mais ils ne m’ont jamais rien demandé. Ils étaient vraiment bambins quand nous sommes arrivés ici. Je crois qu’ils sont comme moi bien trop heureux de leurs sorts pour se permettre de poser des questions, car quand la guerre est arrivée je les ai envoyés aux Etats-Unis. Peut-être qu'un jour je leur raconterai aussi.»

Je la regardai et nous échangeâmes un sourire.

- « Je savais que tu comprendrais… » Me dit-elle.

- « Tu me laisses te poser une ou deux questions ? »

- « Pose toujours ! » Dit-elle en s’adossant et en croisant les bras sur son énorme poitrine.

- « Pourquoi tu ne t’es pas acheté un globe terrestre avec tout cet argent ? » Dis-je en éclatant de rire.

- « Parce que c’est avec toi que j’ai découvert la géographie mi amor ! Mais je vais le faire c’est promis ! Je dois savoir où se trouve cette fameuse Pologne ! »

Et en pointant du doigt l’aigle blanc sur son cœur, elle se soulagea d’un long rire sonore.

- « Il y avait combien d’argent ? » Fis-je une fois qu’elle eut essuyé ses larmes avec son tablier.

- « Mon amour, il y avait suffisamment pour bourrer le sac et mes poches, et crois-moi… »

Elle fut interrompue par un couple qui rentrait dans le restaurant. C’était les premiers clients du soir. Je la laissai s’occuper d’eux en me disant qu’après tout je ne voulais pas savoir. J’imaginais le sommier avec les dollars étalés dessus. C’était énorme mais j’avais envie d’y croire. J’aimais Doña Mirna, ses dons d’être humain et ses talents de cuisinière. Ça me suffisait. Je reprendrai une bière et j’irai me coucher. Je la laisserais faire ce qu’elle avait fait toute sa vie sans jamais prendre de vacances. Maintenant que les enfants étaient partis je savais qu’elle était seule à son tour, avec le secret du vieux José. Ce couple, tous les autres, les réguliers, les inconnus, elle était là sa famille.

Tout en regardant les hanches de Doña Mirna qui roulaient vers ses clients, je m’imaginais la photo du vieux devant sa locomotive, et je me dis qu’elle aurait été en bonne place à côté des deux minots et des cartes postales.

ET LE CIEL ETAIT NOIR

Le moteur vrombissait, vieil ours à l’agonie râlant et grondant, sur cette route abrupte tracée à travers un épais mur de jungle par le troupeau de vaches d’un ingénieur impuissant. Une montée terrible où le bus en première serpentait laborieusement, crachant une épaisse fumée noire malade qui lui rentrait directement dans les poumons par le haut des vitres irrémédiablement bloquées. 

Un peu comme lui, l’argentin tout neuf sous ces tropiques, contraint par son arrivée tardive à prendre le dernier siège disponible, au centre de la rangée du fond. Son long corps fin était épuisé par le long voyage, recroquevillé, la tête penchée en avant, les mains sur les genoux implorant un peu de confort. Les boucles écrasées contre le toit sale, il contemplait tant bien que mal par les fenêtres les contreforts abrupts tapissés d’une forêt tellement dense qu’elle confondait son regard. Du vert, du vert, du vert.

De son promontoire dominant l’allée centrale, il avait en revanche une vue imprenable sur l’ensemble des passagers. Il y avait cette femme bien en chair, qui était rentrée les bras chargés de sacs remplis de nourriture en tout genre. Coincée entre un siège fatigué et un paquet débordant d’ananas, elle lançait des regards à l’arrière vers les autres passagers, et partait parfois d’un rire jovial et sonore à la bonhommie contagieuse, qui faisait sourire le chauffeur dans le rétroviseur. Et le bus tournait sur la droite.

Il y avait aussi ce travailleur nicaraguayen, la peau brûlée jusqu’au noir, la chemise tâchée de la terre grasse qui nourrit les arbres d’ici. Il était retourné vers ses compagnons de voyage dont il partageait la coiffure en brosse luisant de gel. Ses bras courts et puissants croisés sur son dossier, il n’avait souri qu’une fois jusqu’alors, dévoilant un lot de ratiches dorées qui brillèrent quelques secondes à travers la lumière poussiéreuse. Et le bus tournait sur la gauche, fendant une épaisse brume qui ne parvenait, pas plus que l’altitude et ce vent plein de paresse, à rafraîchir l'atmosphère humide qui faisait fondre son t-shirt fatigué sur son torse collant. Et le bus tournait sur la droite. Et les têtes se penchaient de concert vers la gauche.

Il y avait quatre touristes, alignés sur une même rangée, dont un grand maigre efféminé avec de longs cheveux ondulés qui échangeait bruyamment en anglais, avec un jeune brun à la casquette volontairement trop large et minutieusement inclinée selon l’usage. Il portait un énorme casque dernier cri qu’il remuait frénétiquement, régalant l'auditoire somnolent d’un grésillement irritant qui montait par-dessus le ronflement du moteur chaque fois que le chauffeur débrayait avant une descente. Et le bus tournait sur la gauche.

Il y avait aussi sur sa droite cette jeune femme au corps gracieux, le visage doux et agréable caressé par ses longs cheveux lisses d'indienne. Sur un accoudoir tordu elle avait allongé ses fines jambes cuivrées sur lesquelles s’attendrissaient les regards lascifs en quête de fraicheur dans cet air étouffant. Elle était ancrée à un gigantesque bras graisseux, le gratifiant de caresses sincères qui laissaient impassible son énorme propriétaire, dont la lèvre supérieure pendouillait grossièrement. Et le bus tournait sur la droite. Et les virages se resserraient, faisant danser les corps engourdis et comprimés, qui rebondissaient à l’unisson aux cahots de la route.

Il y avait cet homme au bout de l’allée, qui était monté en cours de route au dernier village, et qu’il entendait à peine. Repenti des drogues et apprenti des bienfaits du seigneur, il vendait, tout sourire dehors, de petites cartes de vœux ornées de papillons multicolores. Et le bus tournait sur la gauche. Sa voisine, la tête avachie sur la double page cuisine du journal, appuyait son épaule contre la sienne, saoulée de remous et de ballottements. Et le bus tournait sur la droite, perçant la couche de nuages blancs.

En sortant du virage, le jour traversa le pare soleil bleu. Il vit alors que les appuis têtes aussi étaient bleus, que les rideaux qui vibraient aux fenêtres comme de petites voiles mal réglées étaient bleus, que la moquette sale du plafond était malgré tout encore bleue, tandis que le bus tournait, tournait, tournait. Les cheveux ondulés du grand maigre dansaient, et la jeune indienne se détachait de son gros qui volait contre les porte-bagages. Les ananas flottaient autour de la grosse bonne femme qui ne riait plus, et la double page cuisine voguait grande ouverte dans la lumière de l’allée. Et le bus tournait, tournait, tournait. Le ciel était un instant bleu, puis vert, puis bleu jusqu’à devenir blanc. Les branches s’engouffraient par les fenêtres et des milliers de bris de verre scintillaient au milieu des papillons multicolores. Le signal parada s’allumait en rouge. Et le ciel était noir.

LA FILE

Il était encore tôt quand il débarqua du bus ce matin-là. Il avait fallu trois changements dans de vieilles casseroles fumantes pour être à peu près à l'heure. Les bureaux devaient être ouverts depuis dix ou quinze minutes. Une FILE d'attente d'environ 200 m s'étirait au dehors des grilles sur le bord de la route.

Sans trop y penser il vint se placer dans la FILE.

Il regarda sa montre : 8h16. Après avoir parcouru un bon mètre, il jeta un nouveau coup d'œil : 8h22. Il en aurait pour plusieurs heures et compter les minutes n'allait qu'attiser son impatience. Il valait mieux arrêter, ne penser à rien, comme tous les autres, dont le sort dépendait de ces papiers, de ces tampons, de ces pompeuses signatures. Pour un travail, une vie un peu meilleure, ou juste un peu moins mauvaise, ils attendaient en silence sous un soleil de plomb. Un petit pas en avant toutes les 5 minutes. Et pas moyen de s'asseoir. Du haut de son mètre quatre-vingt-sept, il voyait toutes les têtes, toutes lasses, toutes brunes. Les jeunes, les vieilles, les plus ou moins, la précieuse pochette cartonnée à la main.

 

9h24. L'agent de sécurité au portail lui demanda de vider ses poches. Un téléphone à moitié fendu, des clés, quelques pièces de 100, un bouquin au chaud contre la fesse, et sous le bras les papiers dans la pochette beige.

9h26. L'intérieur de l'enceinte du Ministère de l’Immigration présentait une perspective non moins réjouissante. On avait savamment disposé la FILE en un long serpent qui après avoir longé chaque bâtiment et atteint le fond d’un petit jardin, revenait en "U" jusque devant la porte de la salle climatisée. Le soleil avançait plus vite dans le ciel que la FILE. Ça tapait dur sur les crânes insensibles.

9h54. Il arriva au point où la FILE qui partait rejoignait la FILE qui revenait formant deux lignes parallèles donnant à penser que le sort des gens devait dépendre de la perfection de cet alignement. On attendait le prochain petit pas en avant. Les minutes n’étaient plus vraiment des minutes.

10h32. Il referma son livre, abruti par l'attente et contempla les gens à moitié flous. Il se tourna, se retourna, dandinant d'un pied sur l'autre pour écraser les fourmis, dévisageant méticuleusement chaque personnage. En quelques coups d’œil il retrouva toute sa sagacité, inspiré par cette effusion de pauvre laideur. Des visages humbles mais éteints, soumis. Soumis à la lutte. La lutte contre la misère. La misère qui s'accroche. Qui s'accroche aux corps et les fout de traviole. De traviole comme toutes ces gueules. Ces gueules de petits ou de vieux. De petits vieux. Vieux... On ne savait jamais vraiment.

10h54. Les enfants avaient l'air fatigué, semblaient déjà avoir reçu une dose de mal-nourri, une dose de mauvais goût, leur premier shoot de pauvreté en somme. Combien d'adolescents venaient comme lui mendier leur sésame, pour sortir de la tôle rouillée, pour sortir du bois vermoulu, de la crasse et des ordures, des saloperies des dealers et de leurs coups de pétards aveugles. Les candidats étaient nombreux et leurs visages sympathiques au fond, mais c’était des gueules de victimes, des tronches de vaincus.

11h15. Il était dans le "U", avec sa vue d'ensemble, qui de concert avec la vaine exaspération lui rendit sa morosité. Le pire, c'est qu'ils venaient presque tous du même pays que lui. Il ressentit un profond dégoût.

11h20. Il se replongea dans son livre.

11h21. Il releva la tête. Il ne voyait plus que les corps adipeux coincés dans les jeans trop serrés, les vernis à ongle criards, les culs trop bas dans les pantalons trop larges, tombant sur les semelles à bouts carrés trop larges, les ceintures au dernier cran sur les tailles trop maigres, les joues abîmées par un maquillage trop bon marché, le gel en pointe sur la tête des gosses, trop maigres, trop gros. Toujours trop. La beauté, la précieuse beauté, délicieux trésor, ricanait dans l’air moite et dégueulasse.

11h45. Un petit bout de femme tout en nerfs lui tendit un ticket, comme ceux qu'on prend dans la petite boite rouge au rayon fromage. Il avait le numéro 90, comme son année de naissance. Un heureux présage pensa-t-il dans un léger sourire. Soudain revenu à SA réalité, son cœur s’emplit d'une profonde allégresse. Encore une trentaine de personnes à peu près et ça serait à lui : il entrerait dans la salle climatisée, et, enfin assis, attendrait patiemment son tour.

12h44. Le garde lui fit signe de rentrer. D'un coup sec il referma son livre, prit une profonde inspiration, redressa la tête, et d'un pas leste passa devant le garde indifférent en lui lâchant son plus beau sourire, quittant la FILE pour disparaître derrière les vitres fumées.

 

13h36. La porte se rouvre d'un mouvement lent et régulier. Il repasse devant le garde, presque invisible, marchant péniblement, les bras ballants. Au bout de sa main droite, la pochette beige semble si lourde, inutile. En quelques pas elle achève de glisser vers le sol.

13h37. Une femme sort de la FILE. Elle a des cheveux noirs frisés qui tombent sur un t-shirt d'un bleu perçant menacé par des bourrelets ostentatoires, en concurrence avec un postérieur comprimé dans un jean fuchsia. Elle a des sandales. On voit tous ses ongles peints. Vingt petites fleurs à cinq pétales qui brillent vulgairement. Ça fait beaucoup de pétales et c’est très moche. Elle agite la pochette beige sous son nez. Les petites fleurs dansent nerveusement dans la lumière du soleil.

 

"Monsieur, vous avez perdu votre pochette" fait-elle dans un sourire naïf mais sincère. Il s'arrête. Le regard figé sur la main, sur les petits pétales blancs autour des cœurs jaunes.

"Monsieur..." répète-t-elle en plaquant la pochette contre son torse.

D'un réflexe il porte sa main droite sur son cœur.

Tous les regards l'accompagnent jusqu'à la sortie, puis toutes les têtes se remettent en ordre dans la FILE.

 

13h40. Il n'y a que la chaleur collante du soleil sur la FILE.

POP

Albert approchait de la soixantaine, pas malheureux en ménage et un boulot de rédacteur en chef adjoint qui le passionnait à plein temps. Un esprit vif et jamais rassasié, haïssant la routine et passionné des Arts. D’innombrables visites, lectures, séances, où il ne se lassait d’affiner son âme au prisme de ses maîtres ou d’illustres inconnus, gardant la curiosité fervente du temps de ses premières amours. Cette fraîcheur l’avait rendu sympathique, et il était autant apprécié par le milieu que par ses pairs pour sa bienveillance et ses critiques mêlaient le plus souvent respect et admiration, suscitant finesse et élégance. Par-dessus-tout, il adorait le cinéma. Une rue au-delà de son immeuble, un grand complexe passait toutes sortes de films. Ça allait du lourd au fin en passant par l'oubliable, ce qui lui convenait car il aimait voir de tout.

Mais ces dernières années, son plaisir avait décliné. Son amour candide était mis à mal par ses semblables. Il aurait pu pardonner qu’on soit désabusé, un peu blasé au vu de la profusion des productions en tout genre, mais son indulgence s’était peu à peu effritée à cause d’une raison fort simple : une immense majorité du public avait pris la fâcheuse habitude de venir prendre son goûter, son repas pendant les séances, et ce quelle que soit l'heure de la journée. 

Il va s'en dire qu'on ne servait ni thé ni pâtisserie fine et encore moins du veau aux olives, mais si l'odeur du popcorn caramélisé disparaissait par accoutumance, les bruits qui duraient tout au long de la séance restaient toutefois un sérieux obstacle à son bonheur personnel. 4 bruits, 4 petites chaînes qui l'écartelaient dans son fauteuil, 4 piques qui le crispaient à chaque estocade et le détournait du spectacle.

Et le phénomène s'était curieusement amplifié de concert avec l'augmentation du prix des places. Peu à peu sa tolérance avait diminué, tandis que la taille des gobelets avait pratiquement triplé. Le papier de bonbon que l’on déplie, puis qu'on froisse après avoir cherché ostensiblement saveur à sa convenance; le bruit des glaçons qui s'entrechoquent dans les gobelets, de plus en plus énormes, et dont le temps nécessaire à la finition durait donc de plus en plus ; le bruit de succion de la paille à la recherche de la dernière goutte, qui ne s’arrêtait jamais tant que le dernier glaçon n'avait pas rendu l'âme, et enfin, peut-être le pire de tous à ses oreilles, le bruit du popcorn qu'on remue pour attraper quelques graines du bout des doigts puis qu'on rumine la bouche ouverte, pour aggraver la punition.

Comme pour une allergie, il avait dépassé le seuil de tolérance.

Il y avait aussi les sonneries de téléphones portables, les commentateurs, les simples bavards, mais ça finissait toujours par s’arrêter, l’émotion rappelait à l’ordre les étourdis, les malpolis, les insouciants.

Albert aimait la délicieuse solitude du cinéma, avec ou sans la foule qui pouvait cesser d’exister quand le film commence, parce qu’il s’y sentait libre, et qu’il aimait ça, parce que s’il avait passé sa vie à chercher un point d’équilibre, il palpait, et peut-être plus encore l’âge avançant, le souvenir d’épopées fougueuses autrefois avortées. Cette ardeur l’accompagnait au dehors, jusqu’à son retour chez lui, et il lui arrivait de se coucher sans se départir de cette douce béatitude, en capitaine balafré, gangster impitoyable, ou peintre incompris.

Mais ces dernières semaines, il n'y arrivait plus. Plus rien ne l’emportait. Il restait à flot, cerné par une meute qui, outre une crispation lancinante, provoquait en lui dégoût et dédain envers ses semblables. C'était contre nature. Lui qui aimait la vie et avait gardé une relative foi en son prochain, se demandait s'il allait pouvoir un jour remettre les pieds au cinéma. La solitude n’était plus cette euphorie légère mais bel et bien ce sentiment terrible qui vous prend dans la horde. Dorénavant il rentrait énervé, le pas plombé par le terre à terre de ses contemporains, ces vaches impolies, ruminantes  et insensibles, autant dépourvues de compassion que de savoir-vivre. Il voulait croire qu’ils n’étaient pas tous médiocres, mais d’amertume, il amalgamait.

Et c’était contagieux. Même sa femme compréhensive, qui avait appris à lui laisser ces retours en rêveur n’en pouvait plus de voir revenir un vieux bougon misanthrope orphelin de son âme de gosse.

Ce soir-là, il était resté enfoncé dans le canapé, les mains coincées entre les cuisses, la tête en avant, les yeux plantés sur les magazines de la table basse. Elle l’avait regardé 5 longues minutes avant d’aller se coucher. Puis après une heure immobile, il avait esquissé un léger rictus, s’était levé, direction la cuisine.

 

*

 

Il regardait son ticket : Le Hobbit, un voyage inattendu. Son ventre le torturait, gargouillait. Ça tordait sévère. Un hâle violet affleurait sous sa peau vert pâle. Le léger rictus de la veille ne l’avait pas quitté et contrastait violement avec son état lamentable mais volontaire : La veille donc, il avait mélangé savamment tout ce qu’il avait pu : Rhums, whiskys, vins, digestifs, bières. C’était proprement dégueulasse mais la perspective de l’exécution de son plan lui avait donné le courage nécessaire. Histoire de ne pas lâchement tout pisser d’une traite, il avait fait mariner l’ensemble dans deux boîtes de cassoulet premier choix. Il avait passé la nuit entre la cuisine et les toilettes et deux ou trois crises de fou rire, puis il avait dormi de midi jusqu’au soir, afin d’en garder le plus possible dans le ventre. Un rugueux balai de chantier lui brossait le cortex mais il était heureux comme un gosse.

« …un voyage inattendu ». La file avançait doucement. Il y avait du monde. Tant mieux. Il n’avait pas fait tout ça pour rien. Son tour vint. Il avait réservé sa place au centre de la salle d’ores et déjà à moitié pleine. Il s’assit en douceur. Il serrait les fesses. Il serra les fesses jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. Chaque bruit tant haï éclatait en victoire dans son sourire.

Le film commença. Les mains crissaient dans les popcorns, les bouches slurpaient les pailles, les glaçons dansaient dans les gobelets. Doucement, prudemment, il relâcha son sphincter en se penchant légèrement sur la gauche. Un long filet acide réchauffa la bulle d’air emprisonnée entre son postérieur et le fauteuil rouge. En 2 secondes à peine, la bise pestilentielle attaqua les narines des spectateurs les plus proches. Quelques secondes plus tard, les relents fétides avaient touché les rangs les plus éloignés. Des râles fusèrent, dont celui d’Albert, discrètement teinté de satisfaction. Les nains s’invitaient dans la maison de Bilbo. Les victuailles volaient autour de la table dans une scène d’un ennui mortel. Le deuxième fut plus vif et plus piquant encore. Ce qui l’avait fait marrer la veille, assis seul face aux bouteilles dans la cuisine, c’était de s’être imaginé seul dans la salle, après l’assaut, en vainqueur. Il était même surpris de la puanteur de ses propres gaz, car il est vrai que si l’on est en général furieusement importuné par les pets des autres, on ne l’est en revanche que très rarement par les siens, et s’ils sont savamment amenés s’accompagnent d’un soulagement libérateur jouissif. Ce degré d’affliction rendait plus facile sa fausse indignation, bien que certains de ces voisins le fixaient maintenant d’un regard accablant.

Il lâcha la troisième salve. Il en avait une réserve infinie. Mais cette fois, pas de râle ou de clameur plaintive, le bruit du crissement dans les seaux de popcorn semblait avoir repris de plus belle.

-     « Bande de malades ! » Pensa-t-il. « ça vous donne faim en plus ! »

Sur ces mots, il expulsa une véritable tornade, sonore comme un défilé de Harley Davidson. Des cris fusèrent, les popcorns dansaient dans les timbales. Il sursauta et se tourna brusquement sur sa gauche, quand une pluie de popcorns tomba sur ses cuisses. Ils lui semblèrent démesurément gros. Il se retourna d’un coup. Tout le monde s’agitait, parlait, criait même. Son regard revint sur les popcorns, ils avaient doublé de volume. Il en prit un dans sa paume. Il enflait à vue d’œil. Il regardait halluciné ses voisins qui regardaient ahuris leurs popcorns gonfler et jaillir de toutes parts.

Ça lui vint tout de suite. Il en laissa échapper un tir de mitraillette, auquel répondit une salve de popcorn géant.

Ses pets. Ces gaz ignobles qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir créer lui-même étaient en train de provoquer le chaos dans la salle bondée.

Les popcorns avaient atteint le diamètre d’une balle de tennis. Ça montait jusqu’aux ventres. Les gens se débattaient dans un immense grincement, tentant désespérément d’atteindre les issues de secours. Les boissons gazeuses se déversaient des grands gobelets en un flot de caramel mousseux ininterrompu qui pétillait dans les chaussettes. Les popcorns avaient maintenant la taille de ballons de handball qui s’emboîtaient les uns les autres à hauteur des poitrines comprimées. Des cris d’impuissance jaillissaient en désordre des poumons terrifiés. Les têtes se tournaient tant bien que mal pour constater que tout le monde subissait un sort identique.

Il serra les fesses du plus fort qu’il put. L’excroissance déraisonnée des grains de maïs semblait lui obéir. Il serra de plus belle, croisant sans s’y étendre les regards ébahis et terrorisés. Il tenta de reprendre ses esprits tandis que la salle gémissait d’une seule voix. Il avait le contrôle de la situation. Du moins pour qu’elle n’empire pas. Les gens agitaient les bras, grinçants dans un océan de pastèques blanches éclatées, impuissants, les pieds chatouillés par les petites bulles. Les sorties étaient condamnées. Il grimaça. Le souffle court, la poitrine et l’estomac opprimés, tout occupé à ne pas envenimer les choses.

Voyant que la situation s’était stabilisée, les cris cessèrent un peu. On se parlait, on demandait à son voisin si il avait réussi à s’extirper un peu. En réalité c’était impossible. Si l’on prenait appui sur ses bras, les popcorns s’enfonçaient mollement, empêchant la poussée vers le haut. Quant aux jambes, impossible de les plier. Devant cette impuissance, certaines personnes se mirent à crier au secours, mais ces appels restaient sans réponse, jusqu’à ce qu’une voix puissante emplisse soudainement la salle, couvrant d’un coup les cris rendus ridicules. C’est vrai qu’à un tel niveau sonore on aurait pu se douter que ça venait des haut-parleurs. Mais personne n’avait plus regardé l’écran depuis un moment.

         La voix retentit à nouveau.

-         « SILEEEEENCE !!!! 

C’était Gandalf.

« Silence ou je fais évacuer la salle !!! » Et il partit de son rire de magicien en dolby surround.

Puis d’un coup, il planta son regard fixe en gros plan sur la salle médusée. « Ecoutez-moi bien maintenant. Vous voulez tous savoir j’en suis certain ! Et vite, si j’en crois vos mines d’orques constipés ! »

L’assemblée ne pipa mot. Albert le regardait l’air idiot. Gandalf reprit :

-     « Il n’y a qu’un responsable à votre désagréable mésaventure. »

Silence.

Albert le regardait, la mâchoire déboitée de stupeur.

-     « Suivez mon regard »

Et il fixa tout droit dans la salle. Les gens tournèrent la tête les uns vers les autres. On avait l’impression d’un ballet de danse contemporaine.

-     « Mais non, pas là, là !!! » Cria Gandalf agacé. « Là !!! » reprit-il en écarquillant les paupières.

Et le ballet recommença de plus belle. Albert s’était joint à la danse pour ne pas se faire repérer. Personne n’y comprenait rien. Gandalf brandit son bâton et poussa un soupir de lassitude avant d’envoyer un rayon de lumière sur le visage d’Albert. On aurait dit une projection de film à l’envers, de l’écran sur la salle. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. 150 paires d’yeux emplis de haine.

-         « Cet homme est coupable de l’explosion qui vous paralyse » Entama Gandalf.

-     « Salaud, fils de pute… » répliqua aussitôt la foule en colère.

-     « Sileeeeence !!!! » Interrompit Gandalf. « Silence ou je change vos mains en pieds de hobbit !!! »

Le silence revint aussitôt. Albert serrait les fesses à s’en donner des crampes. Gandalf poursuivit :

-     « Cet homme vous a jeté un sort à l’aide d’une effluve ensorcelée, et malgré tous mes pouvoirs il n’y a qu’un seul moyen de s’en défaire ». Gandalf parlait de sa solennité coutumière.

La salle était suspendue à sa voix 7.1 qui tournait autour des têtes. Albert ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. Gandalf avait l’air le plus sérieux du monde, il était là pour de vrai. Allait-il venir de l’écran et détruire les popcorns géants, puis ouvrir la porte de sortie et signer des autographes sur les tickets ou sur les programmes ? Pour l’instant il tonnait de plus belle.

-      « Mes chers petits humains il n’y a malheureusement qu’une seule solution »

Un sourire malicieux s’étira au coin de ses paupières.

-      « Il faut manger les popcorns »

La salle s’indigna d’un bourdonnement plaintif.

-     « Jusqu’à la dernière miette ! »

La salle s’indigna de plus belle.

-   « Sinon le sort ne sera pas vaincu et vous périrez noyés dans votre cher maïs éclaté! »

Albert s’étonna de cette exhortation. Il se savait responsable, Gandalf l’avait confirmé, alors en quoi le fait de manger tous les popcorns allait-il changer les choses ?

Mais déjà les bouches avides avaient entamé les grains de la taille de citrouilles. Le bruit tant haï était à présent décuplé. Même Gandalf mangeait du popcorn, assis sur une pierre ronde, adossé à la maison de Bilbo, un seau sur les genoux, mâchouillant dans un sourire narquois.

Son seau ne désemplissait pas. Albert le regardait fixement. Lui détournait son regard, tandis que la salle s’employait à faire diminuer l’épais tapis de maïs récalcitrant. On se serait cru dans un carton de déménagement de Gulliver. Le bruit de polystyrène tournoyait dans la salle.

Il avait une furieuse envie de se laisser aller. De tout laisser sortir. De noyer tout le monde, lui compris, pour en finir avec cette torture. Mais il vit que la besogne avançait bien, alors il décida de prendre son mal en patience.

-     « Mange salopard ! » Lui gueula son voisin.

-     « Moi vivant, jamais ! » Gueula Albert.

-     « Bouge pas mon con on va arranger ça ! »

Et la bouche anxieuse se remit fiévreusement au travail.

Une heure s’écoula ainsi puis Gandalf leva la tête de son seau de popcorn. Il fixa Albert droit dans les yeux, le même sourire collé aux lèvres.

Albert voulut éviter son regard et tournant la tête, découvrit pourquoi Gandalf souriait. A mesure que les gens mangeaient, ils prenaient un volume équivalent au popcorn ingurgité. Si bien qu’après un peu plus d’une heure, on avait plusieurs rangées d’obèses!

Gandalf remis le nez dans son seau, s’empiffrant une poignée dont la moitié tomba par terre.

Albert observait le phénomène. Les gens mangeaient et enflaient à la fois. C’est ainsi qu’au bout de trois heures, l’ensemble des spectateurs s’était métamorphosé en un rassemblement annuel de bibendums Michelin coincés les uns contre les autres. Il n’y avait presque plus rien à manger, mais il était tout bonnement impossible à chacun de se pencher pour atteindre les restes car les corps turgescents s’emboîtaient les uns aux autres comme des cellules quand elles se divisent.

Lui-même était pris au piège entre trois voisins gonflants, une dizaine de popcorns géants et un sphincter au bord de la rupture. Devant ce nouveau problème, les cris et les plaintes reprirent de plus belle. Gandalf abandonna son seau de popcorn pour de bon.

Albert suait et tremblait de bas en haut.

Gandalf se retourna tout doucement, posa la main sur la poignée de porte de la maison de Bilbo, commença à l’abaisser, puis d’un mouvement brusque, se tourna vers l’écran et poussa un :

-     « BOUH !!!! »

Surpris, Albert laissa échapper un pet sec qui éclata comme une boule puante trop longtemps fermentée. Les gens se mirent à hurler de terreur :

-     « Je gonfle !!! Moi aussi !!! J’enfle !! Moi aussi !!!!! Aaaaaaaaaaaahhhhhhhhh ! »

Albert regarda Gandalf interloqué. Il avait toujours le visage comme collé à l’écran dans l’attente des effets de sa farce. Un sourire sincère et satisfait illumina son visage serein. Il recula la tête, prit son bâton de magicien, et d’un mouvement majestueux se leva et descendit de la colline avant de disparaître dans les champs.

Tout le monde fixait Albert, l’un suppliait, l’autre insultait, tous lui intimaient l’ordre de se retenir. Coûte que coûte.

D’un mouvement lent, Albert parcourut du regard l’assemblée au bord de l’éclatement qui semblait gémir à gorge déployée mais au ralenti. Il porta son regard sur l’écran. On y voyait le village des hobbits, fleuri et verdoyant. Paisible.

Il sourit.

Ce n’était plus qu’insultes qui fusaient des quatre coins de la salle.

Il sourit de plus belle. Il n’entendait plus rien. Cette vision de campagne était lénifiante. Il se détendit un peu. Son sourire ressemblait à celui de Gandalf quelques instants plus tôt.

Il desserra les fesses. 

 

IL PLUT SUR BUENOS AIRES

Mon aile caressait voluptueusement

L’immense champ de coton d’un triste ciel d’hiver

Couché à l’horizon sous l’infini bleu pâle

L’astre couleur de braise confondait mon regard

 

J’avançai vers lui et le temps se figea

Eternel crépuscule où je vis ton visage

Et ce sourire éteint mirage mélancolique

Qui s’étirait en rose sur les nuages gris

 

Mon cœur gonflé d’espoir ravivait ce sourire

Et quand les larmes coulèrent sur mes joues déjà blêmes

Il plut sur Buenos Aires

Qui ne te voyait pas

LA BONNE ETOILE

Les lueurs de la ville avaient volé au ciel les poèmes de la nuit. Sur ces trottoirs où d’ordinaire j’aime marcher seul le soir, quand la foule s’écarte pour mieux me laisser rêver d’une histoire farfelue, que je me promets d’écrire mais que j’oublie toujours, là où parfois, amusé par mes pensées, je me mets à rire seul du plaisir d’être libre, je trouvais l’atmosphère désespérément déprimante. 

Même le moins gris des murs de la banque nationale rechignait à me raconter son petit bobard du jour. C’était soit ce foutu plafond beigeasse qui se pose sur la ville un soir sur deux, soit ces néons crâneurs qui ne la mettent jamais en veilleuse, se pâmant devant les allées de lampadaires centenaires, presque courbés en deux, humiliés par ce tapage nocturne. Le ciel était terreux, jauni, malade.   

Chaque semaine tu me donnais rendez-vous, et tous les mardis à cette heure tardive, je volais vers le parc, la poitrine exaltée, riant aux trottoirs vides. De l’autre côté, épuisée mais heureuse, tu fermais la porte de ton restaurant et, soulagée par l’air frais de l’avenue, tu t’en allais tandis que je descendais quatre à quatre les marches du journal. Alors je nous imaginais d’en haut, avançant l’un vers l’autre, comme deux petits points dans un labyrinthe de rues désertes. 

Mais ce soir, j’avais le pas pesant et la mine triste. J’en avais soupé du bitume, de son horloge débile qui me faisait perdre les nuits. D’ordinaire quand je passais à côté d’un clochard emmitouflé dans son lit d’infortune, je m’inventais sa vie, j’en faisais un de ces films dramatiques à la fin heureuse comme pour lui souhaiter bonne nuit. Ce soir, ça me mettait la boule au ventre. Dormir à la belle étoile, la bonne étoile… Elle était à la campagne, pas dans le ciel des clodos. Même mon cynisme ne pouvait rien contre cette sale humeur. Il fallait faire quelque chose. J’aurais trouvé ta mine trop pale, tu aurais cherché en vain mon sourire. Je ne voulais pas me fondre dans cette tristesse ambiante et t’en infliger le décor. Oh je connaissais tes pouvoirs sur moi ! Tu aurais surement rétabli l’ordre des choses, tes mains sur mes joues, tes pupilles noires dans mon reste de ciel, tu n’aurais eu qu’à poser doucement tes lèvres sur les miennes.

C’est le vieux Jeannot assis sur ses marches depuis toujours qui a fini par me décider. Lui qui me saluait toutes les nuits dans un sourire avant de se coucher dans ses cartons était resté muet. La tristesse était contagieuse. 

Tu as été vraiment surprise à la façon dont je me suis jeté sur toi. Mon baiser avait assez de fougue pour que tu m’aimes des yeux et que tu ne dises rien. Tu voyais bien que ça brillait. Je t’ai quand même tout expliqué, et tu m’as dit que j’étais fou, et ça me suffisait. 

Je suis allé voir le vieux Jeannot. Je l’ai secoué un peu et il a râlé un peu plus, mais quand je lui ai expliqué mon idée, il s’est levé d’un bond, me soulevant le cœur d’un juron de plaisir et des relents de trois bonnes semaines de crasse.

On a commencé par l’avenue qui descend le long du parc. Il me faisait la courte échelle, et en un quart d’heure, on avait à peine éteint la portion de gauche, celle où il n’y a que les nouveaux réverbères. C’était pourtant facile, d’autant que la moitié des carreaux était éclatée, mais on aurait eu du mal à débrancher tous les néons de la façade d’en face. Il y en avait partout. Et puis après il aurait au moins fallu faire le tour du parc. Je ne voulais pas faire les choses à moitié. Je voulais plonger, si ce n’est la ville, au moins le quartier dans le noir, que les étoiles reviennent, et à voir l’énergie déployée par mon acolyte, je n’étais pas le seul :

        - « Nom de dieu on va pas y arriver comme ça ! » Sa longue barbe blanche lançait des éclairs. « Suis-moi ! »

Il m’a presque laissé tomber pour filer en courant sur l’avenue, et puis il a viré à droite dans une petite rue.

          - « On va chercher les copains ! Mais suis-moi nom de dieu ! »

Je me l’étais imaginée, la vie d’avant du vieux Jean ! Chaque soir un petit bout. Vers deux heures du matin, on se croisait devant les marches, et je savais qu’on se dirait bonsoir avant qu’il aille se blottir dans son coin. Il avait toujours refusé mes invitations à manger un morceau, et je n’avais jamais osé lui poser la moindre question sur son passé. C’était bien plus facile d’interviewer le maire sur ses pots de vin que de savoir qui se cachait sous l’éternel manteau gris. Mais ce soir-là j’étais au moins sûr qu’il avait eu vingt ans comme toi et moi, et « nom de dieu », comme il disait tout le temps, j’avais du mal à le suivre !

On s’est arrêté près d’un sac de couchage noir de suie :

           - « Debout Paulo nom de dieu ! » répétait-il en donnant des coups de pieds dans ce qui devait être son derrière.

Et il a remis ça dans les fesses du petit Roger, juste en face, derrière le banc, puis dans celles, bien dodues, du dénommé Bébert. Et comme ça, en trois pâtés d’immeubles, il a levé notre armée de saboteurs. J’ai découvert leurs trognes. Il y en avait qui se rasaient tous les jours, d’autres qui se laissaient pousser le poil pour mieux se cacher derrière. Il y avait des visages durs, des peaux épaisses cramées par le vin en brique. Certains avaient les yeux vitreux, secs comme un verre de bière après le combat, mais il y avait aussi des billes de gosses, malicieuses sur des gueules bronzées. Et puis derrière toute la tribu, il y en avait un énorme : « Je te présente Le Gros Joe ! »

Nous étions une bonne vingtaine, et Jean leur a expliqué ce que je voulais faire.

           - « Alors comme ça il cherche sa bonne étoile le p’tit ! » a fait l’un d’entre eux et les autres autour se sont marrés.

Il n’y en a aucun qui ne soit retourné cuver sa gnôle. Il y en a même un qui est revenu avec tout un attirail de pinces et de tournevis. Jean les a organisés en petits groupes, et tous ont obéi à leur nouveau général, sauf Le Gros Joe qui est parti sans rien dire dans l’autre sens.

Il faut reconnaître qu’on était sacrément plus efficaces comme ça, d’autant qu’ils mettaient vraiment du cœur à l’ouvrage ! Au début on a voulu faire ça proprement, mais comme ça n’avançait pas assez vite, Jean a fait le tour des rangs pour ordonner un arrachage expéditif. En réalité, beaucoup avaient déjà pris cette initiative, et le sabotage battait son plein. Pour la croix de la pharmacie, un grand maigre est monté sur les épaules du petit Roger, et pour l’enseigne du supermarché, curieusement, c’est un jeune gars à casquette qui a grimpé comme un singe le long de la gouttière. Ça faisait bien une heure qu’on s’affairait autour de la place. Il y avait des câbles et des fils qui pendaient de partout, l’ouvrage était presque terminé. Près du kiosque, debout, le visage caché dans tes mains, je ne savais pas si tu riais ou si tu regrettais de m’avoir laissé filer si facilement. 

On voyait encore poindre une infime couronne de lumière par-dessus les petits immeubles mais on avait fini le boulot et la grande place du parc était plongée dans l’obscurité. Il faisait noir. Ah ça ! Il avait rarement fait aussi noir, surtout sous cet immense nuage de charbon qui se mettait en boule aux dessus de nos têtes, renvoyant une à une les étoiles dans leurs pénates.

         - « Nom de dieu ! » 

Tout le monde regardait en l’air sans rien dire. Les bras ballants, j’ai marché vers toi et tu t’es levée. On est resté face à face sans rien dire. J’avais l’impression de m’être réveillé la gueule enfarinée pour couvrir un meurtre.

La première goutte est tombée comme une larme sur ma joue. Je n’ai jamais trop su si j’ai vraiment pleuré en voyant la pluie qui faisait des milliers d’étincelles derrière ton visage. Le vieux Jeannot lui, m’a confié plus tard qu’il avait « chialé comme un gosse », car c’était le plus beau feu d’artifice qu’il n’ait jamais vu.

         - « Et pourtant j’en ai vu des 14 juillet ici nom de dieu ! » avait-il rajouté en se marrant, les yeux débordant de larmes.

Ce n’était pas vraiment le genre d’étoiles qu’on attendait, mais on n’a pas perdu au change, surtout que pour le bouquet final, la foudre est rentrée directement par la croix de la pharmacie, la faisant voler en éclats et plongeant un quart de la ville dans une obscurité totale. 

Du moins c’est ce qu’on a tous cru au début, avant d’apprendre le lendemain que Le Gros Joe avait réussi à faire péter les plombs au transformateur du secteur. 

Aujourd’hui je tiens à m’excuser au nom du "commando" car ils ont installé une demi-douzaine de caméras de surveillance tout autour de la place. J’étais en reportage le jour où le maire a fait l’inauguration des cerbères, à peine vingt mètres derrière la croix verte toute neuve de la pharmacie. C’est pour notre sécurité d’après ce que j’ai compris. Il y a un type à l’autre bout qui lutte pour ne pas s’endormir et veiller sur le sommeil de la rue. Bon ne nous en voulez pas trop, de toute façon ils les auraient mises tôt ou tard non ?

Exactement deux mois après, le vieux Jeannot est venu faire honneur à ta première étoile. Il avait fait laver son manteau gris, peigné ses cheveux blancs et sa longue barbe de sel. Il a mangé tout seul à sa table au milieu du restaurant, et si je ne l’avais pas fréquenté tous les soirs, j’aurais eu de la peine à me dire que ce vieux bonhomme, digne et silencieux sur sa chaise, était le doyen des clochards de la ville. Ce soir-là, il a aussi refusé toutes les embauches que tu as pu lui proposer, et il s’en est retourné sur ses marches. La nuit, quand je sors, on se salue comme avant, je lui apporte le journal du jour et on bavarde parfois un moment sans trop s’en dire.

Si vous sortez parfois le soir, allez faire un tour près du parc, non loin du kiosque, vous ne verrez peut-être pas les étoiles dans le ciel, mais tentez quand même autre chose. Prenez la peine d’aller gentiment réveiller l’un des habitants du trottoir et dîtes-lui que vous venez pour la bonne étoile et que vous cherchez le vieux Jeannot. Ne vous laissez pas influencer par une probable mine patibulaire et laissez-vous guider. 

AU FAITE DE TON ABSENCE

Dans mes songes, fébrile, je cherche ton visage

Et ce sont des chemins mille fois empruntés

Une mélodie parfois un instant un rivage

Où je passe et repasse sans jamais te croiser

Beautés entrelacées de douces amertumes

Malheurs rendus légers au faîte de ton absence

Soudain un souffle atroce m’attire hors de ces brumes

Et cette route d’errance me rend à l’existence

Là dans ce lit glacial tout n’est qu’obscurité

Au spectre de ton regard je ne puis échapper

NOYE SOUS CETTE BRUINE

Noyé sous cette bruine qui me crache à la gueule

J’avance

Le front plissé aux gouttes d’amertume

Qui grattent ma peau comme la gangrène

Sous cette fine pellicule

Chargée du gris du ciel

Je vire monochrome

Mes ennuis sont raillés

Et mon ennui triomphe

Mélancolique

J’avance

Dans ce réel je rêve les bribes d’un poème

Qui accrochent à ma vie ce sourire un peu triste

LE GITAN

Au neuvième morceau seulement, il détourna les yeux du gitan, attiré par les lueurs des smartphones. Sans s'étendre, il se replongea dans le concert. D'en haut, sans en distinguer vraiment les traits, on devinait l'intensité des visages collés à la musique. On entendait parfaitement tous les accents, les soupirs, la matière des instruments. Malgré la distance qui séparait le balcon de la scène, il distinguait parfaitement les longs cheveux ondulés, d’un noir luisant, frissonnant aux soubresauts de la voix rauque et claire à la fois, une voix de tête enrouée au flamenco, lamentation de l'âme laminée mélancolique sur ce blues ibérique.  Le gitan portait des grosses bagouzes. Une à chacun de ses doigts infinis, joints en une prière délicate et maniérée sur le micro. 

Il était pris au piège, ensorcelé par cette voix cruellement chaude. Pas de salsa, de cumbia, de calypso ou de boléro. Ça le changeait de ses tropiques. Il y avait là-dedans tout un magasin d’antiques. La musique du gitan jaillissait du fond de sa longue carcasse planquée dans un costard de mac avec ses pompes de mac et vous plantait un coin dans une fente du cœur, là, contre un vieux malheur assoupi et au premier cri elle vous découpait le tout en deux d'un coup sec. Puis dans ses murmures passionnés, ses calmes mélancoliques, elle retournait comme dans du beurre le couteau dans les restes de vos chagrins mal planqués.

Il sentit monter en lui une joie profonde, une impulsion, une secousse, une bouffée de vie libérée. Il sourit de plaisir et se pencha par-dessus le balcon, comme s’il avait voulu partager la bonne nouvelle. Il vit les dizaines d'écrans de smartphones, les doigts malades et faussement indiscrets sous les têtes baissées. Il se redressa pour observer sa rangée, à droite puis à gauche. Il ne s'était pas écoulé plus de vingt secondes. Le morceau s'acheva sous des applaudissements nourris. Les vivants devaient sans doute taper pour deux.

Presque 40 dollars pour un siège au poulailler du théâtre national. Pour lui s'était déjà pas mal et presque rien pourtant. 40 dollars, c’était le prix de sa libération.

Quand le pianiste caressa les premières notes de "veinte años", les larmes lui montèrent, suspendues au-dessus des fauteuils d'orchestre, au-dessus des lumières des smartphones. Cet intense qui lui mélangeait l'âme au corps valait tout, surpassait tout, le terre à terre, le mesquin, à gauche, à droite, le tout petit, là, en bas, tout en bas.

Pendant une seconde, le gitan a levé ses grands yeux noirs vers lui, avec l'air de celui qui sait très bien ce qu'il fait, il lui a fait voir son Malecón en ruine, souvent tenté par un suicide dans les vagues claquantes de l'atlantique, comme le plus bel endroit de la terre.

Sur "inolvidable", il est sorti du théâtre discrètement, sans se retourner.

Certains racontent qu’ils l'ont vu remonter l'avenue centrale, d'autres disent avoir vu un type qui aurait pu être lui, grimper dans un taxi juste en face du théâtre. En définitive on ne l’a jamais revu.

Le grand gitan lui, qui avait tout de même traversé l’atlantique, le grand gitan, avec ses grosses bagouzes de mac, est revenu chanter le lendemain soir et le soir d'après. 

SAISON NAISSANTE

La chaleur écrasante de cette saison naissante

Consume patiemment les souvenirs anciens

Mes tempes tambourinent au rythme des possibles

A l’équateur tu souris

L’astre s’incline

L’ondée frissonne

Diamants élémentaires offerts à tes pupilles

Aux tropiques de ton cœur je m’allonge et m’approche

Des accroches et des croches de ta langue qui ricoche

Sur ton français d’à peu près

Autour le monde abandonne

S’abandonne

Et embrasse ta vie

ILYADESESPACESEN TRELESMOTS

Ilyadesespacesentrelesmots

Des espaces

Pour que l’esprit enlace les choses qui ne sont pas

Des espaces

C’est flou

C’est vague

Le mot décrit

La chose existe

Le mot flou est assez flou non ?

Prenons la vague

« Du vague à l’âme »

C’est flou

Ou bien

« Une vague à lame découpe la côte au couteau »

C’est moins flou

Ilyadesespacesentrelesmots

Il y a si peu de mots et tant de choses

Il y a tant de maux et s’ils peuvent tant de choses

Les mots

C’est parce qu’ilyadesespacesentrelesmots

ALARME

Ça a commencé à peu près comme ça : Don Fernando Perez est sorti sur le pas de sa porte serrant dans la main droite un grand couteau de cuisine, à moitié endormi ou à moitié saoul, pensant avoir entendu l'alarme de sa voiture garée dans la rue. Il était 3 heures du matin passées si bien qu'il a cru à un mauvais rêve. Sa Hyundai dormait tranquillement le long du trottoir. Il a quand même fait le tour du bloc en pantoufles, le couteau planqué sous le t-shirt. Personne. Soulagé mais un peu contrarié il est retourné se coucher.

Sur le coup de 6h20, ça a recommencé. Cette fois, le nez dans les vapeurs de café, il ne pouvait s’agir d'un rêve. Encore pieds nus, il a bondi vers la fenêtre, et une fois encore, personne. La voiture était là, bêtement silencieuse et immobile dans la rue déserte. Sauf que le bruit de l'alarme a de nouveau retenti, bref, presque chantant. Don Fernando Perez a ouvert la porte et il est resté là cinq bonnes minutes à regarder de partout, mais on ne percevait rien d'autre que le ronflement de l'avenue, six pâtés de maisons plus loin. Sa bagnole était là, sagement garée le long du trottoir.

Pour quand même en avoir le cœur net, il est sorti lui-même déclencher l'alarme en mettant un coup d’épaule dans la portière. C'était bien le même son. De toute façon, il était impossible de se tromper, toutes les alarmes de la ville, du pays, et même du continent étaient identiques. Le concepteur de cette horreur devait siroter des cocktails sur une plage des caraïbes. Ça ne pouvait donc pas être sa voiture qui avait sonné quelques minutes plus tôt.

Il a quand même fini par rentrer chez lui, sans se rendre compte qu'il s’était mis en retard pour le travail.

C'est le lendemain qu'il a fait la découverte. Le soir même, il était rentré en se jurant qu'il ne toucherait à aucune goutte d'alcool. Si bien qu'entre le qui-vive et le manque, il a gardé les yeux grand-ouverts jusqu'à ce que ça recommence, aux alentours de 5h30. Il a jailli sur coussinets jusqu'à la fenêtre, et en écartant les rideaux il est tombé dessus, là, en haut du manguier, en train de brailler comme une foutue alarme de bagnole. Et ça n'arrêtait pas. Personne dans le quartier ne semblait s'en préoccuper. Pour dire vrai, tout le monde s'en fichait bien pas mal de son Elantra modèle 95. Et puis entre les alarmes des maisons ou des voitures, on ne levait plus le petit doigt quand ça beuglait. Il faut dire que le système n'était pas une science exacte et qu'elles sursautaient pour un oui ou pour un non, une porte qui claque ou les vibrations d’un gros 4X4. Les gens s'étaient habitués à ce hurlement, une sorte de mélange de toutes les sirènes d'ambulances, de polices et de pompiers du monde, compilées en une punition auditive : "tûûûûûût tûûûûûût tûûûûûût", "pimpon pimpon pimpon", "oh oui oh oui oh oui oh oui oh oui".

Quand le piaf l'a vu, il s'est envolé deux maisons plus loin. C'est uniquement quand Don Fernando Perez s'est recouché qu'il en a remis quelques mesures en l'honneur de sa nuit blanche et du soleil levant.

 

Après, les versions diffèrent un peu, mais ça s'est enchaîné à peu près comme ça. Il a fallu trois bonnes semaines pour qu'il convainque ses collègues de bureau. Et encore, c'est parce que son anniversaire tombait ce jour-là qu'ils ont veillé si tard. Et ils ont failli ne rien voir ni croire quoique ce soit d'ailleurs. Parce qu' un grand coucou noir qui sonne comme une alarme à 2 heures du matin, même avec une bouteille dans le nez, et bien, même comme ça, ou peut-être surtout comme ça, c'est difficile à croire.

La nouvelle a fait le tour des bureaux et du quartier. C'était un défilé devant le jardin, et plus il arrivait de monde, plus l'oiseau noir s'époumonait. On en a très vite fait un sujet au 20h, et d'autres personnes se sont manifestées, si bien que quelques jours plus tard, s’est aperçu qu’il y avait 47 frangins rien que dans la capitale. 47 piafs qui avaient appris le refrain par cœur, à décibels équivalents, poussant la rigueur de l'apprentissage jusqu'au "touite touite touite" qui retentit brusquement quand on coupe l'alarme avec la télécommande.

C'est vite devenu une attraction et les heureux propriétaires ont compris qu'ils pouvaient faire des affaires. Certains les ont mis en cage, où les volatiles continuaient de pousser la chansonnette, et certains hôtels de luxe en ont acheté à prix d'or pour les touristes. Les gosses capturaient des oiseaux, les emprisonnaient, puis déclenchaient volontairement les alarmes pour leur enseigner le refrain.

Le premier inconvénient de la multiplication des interprètes a été qu'on ne savait plus vraiment si c'était les alarmes qui sonnaient ou les grands oiseaux noirs qui chantaient. Et franchement, c'était quasi impossible de faire la différence, si bien que le concepteur de l'alarme est rentré de vacances plus tôt que prévu. Ayant été informé du problème, il a rapidement proposé sa grande nouveauté : une alarme personnalisée. A l'aide d'une puce, on pouvait enregistrer jusqu'à 8 mesures d'un air à son goût, qui sonnait façon ordinateur du début des années 90. Ça a d'abord amusé les gens, d'autant que se faire installer la puce était simple et peu onéreux. Mais ça a eu de rapides conséquences.

Tout d'abord, les gosses prenaient un malin plaisir à déclencher les alarmes pour en faire le hit-parade. Et puis les piafs ont commencé à changer de disque. Au début, une fois encore, ça en a amusé certains. On organisait des concours ou on en vendait aux cirques, aux hôtels pour touristes. Une équipe de scientifiques a rapidement déterminé que c'était la plage de fréquence des alarmes qui faisait que les oiseaux arrivaient à apprendre si vite. Mais ça n'a pas plu à tout le monde. La prolifération d'alarmes de toutes sortes (voitures et oiseaux confondus) en a rendu plus d'un maboul. Le patron des alarmes a bien tenté de sortir un nouveau produit mais ça a fait un flop, malgré le matraquage publicitaire. C’est là qu’un type a fini par descendre les coucous de son voisin, alors ça a donné des idées à d'autres, ou plutôt une certaine légitimité. Ça a été très vite l'escalade, on s'en est pris aux voitures, on s’est soulagé en crevant des pneus, en éclatant des vitres. Tout le monde avait l’air de bien s’amuser au fond.

 

Le gouvernement a dû prendre ses responsabilités. Il a commencé par interdire les alarmes sur les véhicules. Mais finalement, ça n'a pas été la partie la plus ardue. Les oiseaux chanteurs avaient proliféré, et les oisillons apprenaient tout naturellement de leur mère les premières mesures de la lettre à Elise, la cinquième de Beethoven ou encore de l'hymne national. Entendre ça rendait fou. Un peu comme les jouets de noël en plastique mais avec un niveau sonore de marteau piqueur, de jour comme de nuit. Si bien que l'exaspération et l'emportement sont restés de mise jusqu'à la seconde décision du gouvernement.

L'opération "chant du cygne" intimait à chaque propriétaire d'apporter ses bêtes, nouveaux nés compris, au centre de rééducation. Quant aux individus en liberté, les pompiers et la police ont eu toutes les peines du monde à les capturer. Dans une gigantesque volière, on a diffusé un antique chant de coucou noir, jusqu'à ce que s’éteigne l'ultime cantatrice.

Aujourd'hui, par peur d'une rechute, nous vivons dans un pays sans alarme, au moins aussi sur qu'avant. (Nous aurions pu vivre dans un pays sans oiseau, ce qui est bien plus grave).

Si on connaît bien le quartier, il y a eu deux épilogues à cette histoire.

Le premier, quelque peu nationaliste, c'est que le gouvernement a isolé au zoo un couple de coucous noirs qui continue de chanter l'hymne national. Il est d'ailleurs sous étroite surveillance car on dit que c'était un vœu de l’épouse du président en personne, voire même qu’il s’agissait de son propre coucou.

Le deuxième, c'est que Don Fernando Perez a fini par se faire voler sa Hyundai Elantra modèle 95.

DE TANT ET TANT DE GRACE

De tant et tant de grâce

Le temps ne laissa rien

Le temps s'en fut lui même

De tant et tant de grâce

Le temps ne laissa rien

 

Après tant et tant d'années

Passées en embuscade

Il transperça les joues

Baïonnette au canon

 

Tant et tant de grâce

Pliée

Ridée

Crevée presque

 

Presque

 

Puis le temps envoya sa grande armée de vers

 

De tant et tant de grâce

Il ne resta qu'un crane

Aussi blanc que la première des pages blanches

Avec deux petites cavernes

Aussi sombres qu'une nuit sans étoile

 

Deux petites cavernes

Oubliées sous la terre

 

La terre qui se nourrit

De tant et tant de grâce

SPECIAL PRICE

Il avait débarqué à Lima avec les meilleures intentions du monde, bien décidé à ne pas s’en laisser conter par quelque vendeur de rêve organisé et s’ouvrir aux réalités de cet autre monde, au prix sans doute d’un certain inconfort et de quelques angoisses.

Au matin de son deuxième jour de voyage, il se rendit à la gare centrale des bus, se promettant de visiter la capitale à son retour. Avec son large toit en tôle légèrement bombé, ses vendeurs ambulants, ses échoppes aux guirlandes de paquets de chips fluorescents, la crasse des fumées noires de moteurs en fin de carrière agrippée à l’atmosphère, elle ressemblait, malgré sa taille imposante, à une quelconque autre gare d’un quelconque endroit d’Amérique du sud. Pour l’étranger qu’il était, ces centaines de petites femmes et d’hommes entassés avec leurs bagages sur les plates formes d’embarquement se ressemblaient tous. Les mères étaient silencieuses, avec leurs longues double-nattes descendants jusqu’aux fesses, certaines coiffées du petit chapeau melon des hauts plateaux andins, une couverture traditionnelle en travers du dos, remplie de victuailles ou d’enfants.

Au milieu de la foule il cherchait, s’efforçant de paraitre discret et sûr de lui, quelques indications sur la compagnie qui lui permettrait d’atteindre sa première destination, quand on se jeta littéralement sur lui. Il n’avait pas l’air tranquille, et son regard perdu flottant au milieu d’un océan de têtes sombres l’avait converti en une proie idéale pour les rabatteurs bien portants en chemise blanche qui guettaient à côté des guichets. Trahi par son air déboussolé, des vêtements en désaccord avec la mode locale, et ce « no gracias » qui sonnait bien trop canadien. Tabernacle. Avec ses traits asiatiques, il avait naïvement pensé échapper aux assauts de ce genre de sangsue qui voulait lui vendre à un « prix spécial » ce confort hors budget pour les bourses populaires.

            - « No gracias Señor », répéta-t-il en s’efforçant de rouler les « r », détournant son regard de l’homme désagréable, dont les yeux vitreux et rougis s’enfonçaient dans les vestiges boursoufflés d’une acné tenace.

De ce côté donc, le bus confort, au frais d’un air conditionné,  en position inclinée derrière une grande vitre teintée, collation offerte par la maison, à toute vitesse sur cette portion de panaméricaine qui descend le long de l’océan en direction du Chili.

            - « No gracias », renchérit-il agacé, comme prisonnier de sa condition de touriste en quête d’une authenticité illusoire.

De l’autre, le bus rapiécé, rempli des petites bonnes femmes et de leurs gosses qui ne pleurent jamais, au chaud, les uns contre les autres, lentement, avec les odeurs de lama, et un arrêt imprévu afin de réparer une roue crevée. 

Il tint bon, s’efforçant de garder son calme, fidèle à ses engagements, et dans un espagnol de caribou, moyennant une somme ridicule, il acheta son billet pour Arequipa, ce fichu  rabatteur bedonnant toujours collé aux basques, ventant dans une ultime tentative mécanique les vertus de la climatisation.

 

Il était debout, les visages impassibles presque figés des indiennes à hauteur du nombril, sentant la transpiration du stress mêlée à la chaleur moite perler sous ses aisselles, accroché à la barre des portes bagages comme un funambule, ne voulant bousculer quiconque. Il en était touchant de précaution et au bout d’un temps, poliment, quelques-unes d'entre elles esquissèrent un sourire dont elles sont d’ordinaire avares, à moins qu’elles ne décident de se moquer de concert d’un grand nigaud de touriste perdu, avec un beau coup de soleil sur le nez.

La grosse carcasse fatiguée et bondée avançait en ronflant depuis une bonne demi-heure sur la double voie flambant neuve, quand le bus confort, aux vitres noires encastrées dans une carrosserie d’un blanc lisse et éclatant, les dépassa d’un salut de klaxon railleur qui n’attira que quelques rares regards éteints. Puis il disparut à toute vitesse dans les brumes côtières, qui semblent à cet endroit du pacifique et à cette époque de l’année ne jamais vouloir plier bagage.

Quelque peu lassé de devoir se contorsionner pour apercevoir les pâles teintes ocre d’un sable triste qui répondaient au gris blanc d’un ciel sans dimension, il se reporta sur les couleurs vives des couvertures et des robes brodées, quand le bus freina brutalement, provoquant une bousculade étonnamment silencieuse qui lui laissa entrevoir la sérénité presque fataliste d’un peuple qui en a vu d’autres. 

Par-dessus les têtes, il aperçut à travers le pare-brise un homme gesticulant, intimant au bus de s’arrêter. Sur sa gauche, il reconnut immédiatement la vitre arrière brisée du bus confort, couché sur la droite. Le ventre noir et fumant tranchait avec le flanc encore neuf et brillant comme l’écume, qui subitement se transformait en un amas de ferraille tordue, encastré dans la pile du pont. Une des roues s’était complètement détachée et gisait éclatée. Autour du bus, des gens aux vêtements déchirés titubaient hagards, certains saignaient du visage ou s’appuyaient un mouchoir sur une plaie. D’autres s’affairaient et allongeaient des corps inertes. Des cris. Des pleurs. Des cadavres. Il devait bien y en avoir une dizaine, étendus au milieu de la route, tournant le dos à la mer.

Il descendit et sentit sur son front transpirant le vent doux chargé de sel. Hébété, suivant les autres, il essayait de prêter secours comme il le pouvait. Il avait le teint blafard, abasourdi, les mains et le torse tremblants de peur, au milieu du chaos régnant sur l’asphalte noir où scintillaient de minuscules éclats de verre. 

C'est là, entouré de ces milliers de petites étoiles brillantes, tournant la tête au ralenti, qu'il vit, se détachant comme dans un rêve, ce visage bouffi à la peau cloquée qui lui était familier. Les yeux encore écarquillés de terreur fixant le vide du ciel, il semblait se rapprocher de lui, grossir, enfler de manière terrifiante. Sur ce masque tuméfié, l’énorme bouche entrouverte d’où s’échappait un mince filet de sang semblait remuer imperceptiblement :

            - « Amigo, I make special price for you, all comfort, special price! »