Elle rajusta une dernière fois les épaulettes de sa robe rouge, lissa les plis au niveau du ventre, puis s’assura que le collier de perles était bien centré. Le vacarme de la tondeuse à gazon fit de nouveau irruption par la porte du salon, ouverte en plein sur le jardin. Elle le regarda passer dans le miroir, le pas pressé, son corps maigre arc bouté, les traits tirés vers le bas dans un rictus d’effort, les tendons du cou à vif sous son épaisse peau ridée.
Les doigts brillants de crème, elle accommoda ses mèches grises, dansant nerveusement d’un pied sur l’autre, tournant la tête de droite à gauche au rythme de ses sautillements d’oiseau. Je la regardai du coin de l’œil enfoui dans le canapé blanc. Il m’était impossible de ne pas prêter attention au vrombissement du moteur de la tondeuse de Don Diego. Doña Angela elle, était rompue à l’ignorance des faits et gestes de son mari, tant que les ordres étaient exécutés dans la minute.
- « Tu dois bien rire de me voir m’apprêter comme ça à 62 ans. » me lança-t-elle tandis que Don Diego repassait dans l’autre sens.
Je lui répondis d’un sourire, pour approuver, mi tendre, mi moqueur. Elle éclata de rire. Son visage luisait encore de l’huile d’olive dont elle s’enduisait tous les matins depuis 30 ans.
Elle se rapprocha du miroir et commença à passer son crayon noir d’un geste nerveux. La plupart de ses amies avaient laissé filer leurs jeunesses aux dérives d’un couple sans histoire. Elle, refusait que le temps écorche sa peau, et il fallait reconnaître qu’elle luttait avec un succès certain. Elle-même ne savait plus trop pourquoi. Elle disait qu’elle aimait ça et qu’elle se sentait bien ainsi.
Pas même ses filles ne se souvenaient de la dernière fois où elle avait eu un geste de tendresse envers leur père, qui la haïssait sûrement autant qu’il espérait l’aimer encore. A chaque ordre, le plus absurde fut-il, il s’exécutait, espérant un jour regagner son amour, ou au moins un peu de paix durant les heures qui suivraient.
C’est ainsi qu’aujourd’hui avant de sortir pour ce repas en famille, elle l’avait envoyé tondre la pelouse, tandis qu’elle se pomponnait minutieusement.
Malgré quelques rondeurs qu’elle avait toujours revendiquées et un genou légèrement boiteux, qui lui donnait une démarche de cowboy sur le tard qu’elle dissimulait tant bien que mal, elle était encore belle, sa peau mate sur les couleurs vives. Chaque fois qu’elle sortait seule ou avec ses filles, elle guettait anxieuse les compliments faciles des hommes mûrs et tellement latinos.
- « Ah la putcha ! » Lâchait-elle alors, fière et frustrée à la fois. Elle saisissait le bras d’une de ses filles en gloussant, la plus jeune d’entre-elles souvent, pour la prendre à témoin, lançant des œillades alentour en s’assurant que les badauds avaient suivi la scène.
Et quand le bonimenteur était un bon parti, elle gardait l’anecdote comme un trésor pour la conter à tous, autour de la petite table carrée de la cuisine, quand nous étions réunis pour tremper le pain de cannelle dans le thé. Là, sa voix trop forte, une rauque lamentation, terminait selon l’humeur par un rire envahissant, un pétard mouillé, sans joie, ou par une larme qu’elle essuyait vivement du revers de la main, se levant d’un bond pour cacher son émoi d’un quelconque prétexte.
Quand Don Diego sentait venir cette humiliation, il partait s’enfermer dans la chambre de sa fille pour regarder la télévision, et ne ressortait généralement que longtemps après l’orage. Empli de rancœur il s’était mis à dos ses propres enfants, jaloux que la mère en ait fait ses confidentes.
Il était trop rigide, trop vieux, de 11 ans l’ainé de sa femme, il ne vivrait plus jamais en paix. En mari modèle que son père n’avait jamais été, il obéissait aveuglément à sa femme, et encaissait les souffrances du mieux qu’il pouvait, comme pour demander pardon à sa propre mère des errements de son père.
Pendant toutes ces années de querelles quotidiennes, elle ne l’avait pourtant jamais trompé. La bible ouverte sur son présentoir dans la grande chambre à coucher et la photo de mariage volontairement placée derrière la porte montaient la garde jour et nuit.
J’étais le premier gendre à me moquer gentiment de ces histoires qu’elle racontait pour se convaincre que sa vie ressemblait à ce dont elle avait rêvé. En deux ans à peine, j’avais eu le temps d’entendre plusieurs fois ces mêmes histoires d’occasions manquées.
La tondeuse attaqua les cinq dernières longueurs qui la séparaient de la terrasse. Le bruit devenait oppressant et Doña Angela jeta un regard empli de reproche à travers le miroir.
Elle m’avait raconté ces flatteries insignifiantes des dizaines de fois, pourtant, la seule histoire qui l’avait indirectement conduite là devant sa glace en ce dimanche d’avril, dans laquelle elle ne se regardait qu’en surface, elle ne me l’avait raconté qu’une fois, un soir de Noël, alors que nous étions resté tous les deux pour terminer la bouteille de Malbec, toujours la même, dont elle raffolait.
C’était un samedi soir de février, quand l’été laisse briller les étoiles dans le ciel de San José. Son frère Estéban était venu la chercher dans la petite maison en bois de Zapote où vivait encore le reste de la famille. Un soir de bal pas comme les autres. Son directeur, dont elle était la secrétaire, l’avait invité à l’Hôtel Continental, où le gratin d’alors se donnait rendez-vous. On y invitait les plus belles jeunes filles, et on laissait parfois rentrer les proches qui les accompagnaient. Elle était parmi les plus belles, et les prétendants venaient souvent se briser sur l’écueil en voulant l’inviter à danser. Pour ne rien gâcher elle adorait ça, et faisait tourner bien des têtes malgré une rude concurrence.
Il était noir, de taille moyenne, portant une superbe guyabera fraîchement coupée, et s’était avancé vers elle dans un large sourire plein de confiance, avant de prononcer dans un fort accent brésilien :
- « Voulez-vous danser avec moi ? »
Elle le regarda à peine, comme elle le faisait avec tous, avant de répondre d’une moue dédaigneuse:
- « Non, merci. »
L’orchestre emplit de salsa le silence qui s’ensuivit avant qu’il n'ajoute dans un rire :
- « J’ai l’impression que vous ne savez pas qui je suis ? »
- « Non jeune homme, pourquoi, je devrais ? » répondit-elle sans sourciller.
Il se planta bien en face d’elle :
- « Non mais sincèrement vous ne me reconnaissez pas ? » Insista-t-il en se présentant de la tête au pied comme aurait pu le faire un magicien à la fin d’un bon tour.
- « Non jeune homme » répondit-elle un peu plus froidement encore.
Nullement vexé, le jeune homme s’en fut en éclatant de rire sur un pas de danse chaloupé, avant de se fondre dans la foule en tournant sur lui-même.
- « Alors qu’est-ce qu’il t’a dit ? »
Son frère Estéban apparut derrière elle.
- « Il voulait danser avec moi. »
Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
- « Non merci. »
- « Non merci ? »
- « Oui. »
- « Mais tu sais qui c’était ? »
- « Aucune idée »
Il la regarda en remuant la tête d’un air dépité.
- « Non mais sérieusement ? »
- « Puisque je te dis que non. »
Il marqua un silence en la fixant droit dans les yeux comme si la réponse eut été évidente, puis prononça son nom :
- « Pelé »
- « Quoi Pelé ? »
- « C’était Pelé, le roi Pelé quoi, le champion du monde de football Brésilien, ne me dis pas que tu ne connais pas Pelé ». Il abandonna presque la fin de sa phrase, qui avait débuté sur un ton de reproche et qui finissait dépitée.
Elle le regarda un temps avant d'ajouter :
- « De toute façon il ne me plaisait pas. »
Il soupira en faisant « non » de la tête et s’en fut en direction du bar.
Don Diego n’avait rien vu de tout ça, sinon il ne se serait sans doute jamais approché d'Angela. Elle lui avait accordé la danse, et c’est vrai qu’il était un peu raide, mais il était très bien habillé, et de 11 ans son aîné, il l’avait un peu impressionnée. De toute façon elle avait laissé passer l’occasion avec le roi Pelé, et prise de remords et vexée en le voyant au bras de la seule blonde de la soirée, qui plus est magnifique, elle avait décidé instinctivement qu’elle ne laisserait pas passer sa chance une seconde fois.
Je levai la tête à nouveau vers Doña Angela. Elle tira pour la quatrième fois sur le tissu de sa robe. Elle était prête. Le moteur de la tondeuse coupa net à ce moment-là. Ça sentait le gazon fraîchement tondu, et des brindilles avaient été soufflées sur le pourtour de la terrasse.
Don Diego eut à peine le temps de poser un soulier sur le carrelage luisant du salon :
- « Diego enlève tes chaussures et va tout de suite te laver les mains s’il te plaît ! »
- « Esta bien, esta bien Angela, je vais le faire. »
- « Va te laver les mains Diego, et va prendre une douche, et puis prépare-toi et sors la voiture, on doit y aller dans un quart d’heure ! » Lui dit-elle comme s’il avait passé les deux dernières heures endormi devant le poste de télévision.
Agacé d’être le témoin de cette nouvelle agression je détournai le regard. Je les aimais au fond, tous les deux, même si Don Diego occasionnait parfois en moi une pitié presque gênante. Si j’étais là, c’est qu’ils avaient eu trois superbes filles ensemble, et que l’une d’entre elles était devenue ma femme. C’était juste une erreur, une anomalie vieille de trente-quatre ans. Un piège dans lequel on s’ébat lorsqu’on ne sait pas quoi faire du temps qui passe.
Entre les deux, sur le mur, je pouvais voir le sourire de Pelé, en noir et blanc, comme sur les photos de l’époque, l’invitant à danser. Je le voyais tendre la main, je la voyais sourire et tendre la sienne.
Le vent fit entrer quelques brins d’herbe fraîche.