Il avait débarqué à Lima avec les meilleures intentions du monde, bien décidé à ne pas s’en laisser conter par quelque vendeur de rêve organisé et s’ouvrir aux réalités de cet autre monde, au prix sans doute d’un certain inconfort et de quelques angoisses.
Au matin de son deuxième jour de voyage, il se rendit à la gare centrale des bus, se promettant de visiter la capitale à son retour. Avec son large toit en tôle légèrement bombé, ses vendeurs ambulants, ses échoppes aux guirlandes de paquets de chips fluorescents, la crasse des fumées noires de moteurs en fin de carrière agrippée à l’atmosphère, elle ressemblait, malgré sa taille imposante, à une quelconque autre gare d’un quelconque endroit d’Amérique du sud. Pour l’étranger qu’il était, ces centaines de petites femmes et d’hommes entassés avec leurs bagages sur les plates formes d’embarquement se ressemblaient tous. Les mères étaient silencieuses, avec leurs longues double-nattes descendants jusqu’aux fesses, certaines coiffées du petit chapeau melon des hauts plateaux andins, une couverture traditionnelle en travers du dos, remplie de victuailles ou d’enfants.
Au milieu de la foule il cherchait, s’efforçant de paraitre discret et sûr de lui, quelques indications sur la compagnie qui lui permettrait d’atteindre sa première destination, quand on se jeta littéralement sur lui. Il n’avait pas l’air tranquille, et son regard perdu flottant au milieu d’un océan de têtes sombres l’avait converti en une proie idéale pour les rabatteurs bien portants en chemise blanche qui guettaient à côté des guichets. Trahi par son air déboussolé, des vêtements en désaccord avec la mode locale, et ce « no gracias » qui sonnait bien trop canadien. Tabernacle. Avec ses traits asiatiques, il avait naïvement pensé échapper aux assauts de ce genre de sangsue qui voulait lui vendre à un « prix spécial » ce confort hors budget pour les bourses populaires.
- « No gracias Señor », répéta-t-il en s’efforçant de rouler les « r », détournant son regard de l’homme désagréable, dont les yeux vitreux et rougis s’enfonçaient dans les vestiges boursoufflés d’une acné tenace.
De ce côté donc, le bus confort, au frais d’un air conditionné, en position inclinée derrière une grande vitre teintée, collation offerte par la maison, à toute vitesse sur cette portion de panaméricaine qui descend le long de l’océan en direction du Chili.
- « No gracias », renchérit-il agacé, comme prisonnier de sa condition de touriste en quête d’une authenticité illusoire.
De l’autre, le bus rapiécé, rempli des petites bonnes femmes et de leurs gosses qui ne pleurent jamais, au chaud, les uns contre les autres, lentement, avec les odeurs de lama, et un arrêt imprévu afin de réparer une roue crevée.
Il tint bon, s’efforçant de garder son calme, fidèle à ses engagements, et dans un espagnol de caribou, moyennant une somme ridicule, il acheta son billet pour Arequipa, ce fichu rabatteur bedonnant toujours collé aux basques, ventant dans une ultime tentative mécanique les vertus de la climatisation.
Il était debout, les visages impassibles presque figés des indiennes à hauteur du nombril, sentant la transpiration du stress mêlée à la chaleur moite perler sous ses aisselles, accroché à la barre des portes bagages comme un funambule, ne voulant bousculer quiconque. Il en était touchant de précaution et au bout d’un temps, poliment, quelques-unes d'entre elles esquissèrent un sourire dont elles sont d’ordinaire avares, à moins qu’elles ne décident de se moquer de concert d’un grand nigaud de touriste perdu, avec un beau coup de soleil sur le nez.
La grosse carcasse fatiguée et bondée avançait en ronflant depuis une bonne demi-heure sur la double voie flambant neuve, quand le bus confort, aux vitres noires encastrées dans une carrosserie d’un blanc lisse et éclatant, les dépassa d’un salut de klaxon railleur qui n’attira que quelques rares regards éteints. Puis il disparut à toute vitesse dans les brumes côtières, qui semblent à cet endroit du pacifique et à cette époque de l’année ne jamais vouloir plier bagage.
Quelque peu lassé de devoir se contorsionner pour apercevoir les pâles teintes ocre d’un sable triste qui répondaient au gris blanc d’un ciel sans dimension, il se reporta sur les couleurs vives des couvertures et des robes brodées, quand le bus freina brutalement, provoquant une bousculade étonnamment silencieuse qui lui laissa entrevoir la sérénité presque fataliste d’un peuple qui en a vu d’autres.
Par-dessus les têtes, il aperçut à travers le pare-brise un homme gesticulant, intimant au bus de s’arrêter. Sur sa gauche, il reconnut immédiatement la vitre arrière brisée du bus confort, couché sur la droite. Le ventre noir et fumant tranchait avec le flanc encore neuf et brillant comme l’écume, qui subitement se transformait en un amas de ferraille tordue, encastré dans la pile du pont. Une des roues s’était complètement détachée et gisait éclatée. Autour du bus, des gens aux vêtements déchirés titubaient hagards, certains saignaient du visage ou s’appuyaient un mouchoir sur une plaie. D’autres s’affairaient et allongeaient des corps inertes. Des cris. Des pleurs. Des cadavres. Il devait bien y en avoir une dizaine, étendus au milieu de la route, tournant le dos à la mer.
Il descendit et sentit sur son front transpirant le vent doux chargé de sel. Hébété, suivant les autres, il essayait de prêter secours comme il le pouvait. Il avait le teint blafard, abasourdi, les mains et le torse tremblants de peur, au milieu du chaos régnant sur l’asphalte noir où scintillaient de minuscules éclats de verre.
C'est là, entouré de ces milliers de petites étoiles brillantes, tournant la tête au ralenti, qu'il vit, se détachant comme dans un rêve, ce visage bouffi à la peau cloquée qui lui était familier. Les yeux encore écarquillés de terreur fixant le vide du ciel, il semblait se rapprocher de lui, grossir, enfler de manière terrifiante. Sur ce masque tuméfié, l’énorme bouche entrouverte d’où s’échappait un mince filet de sang semblait remuer imperceptiblement :
- « Amigo, I make special price for you, all comfort, special price! »