LA FILE

Il était encore tôt quand il débarqua du bus ce matin-là. Il avait fallu trois changements dans de vieilles casseroles fumantes pour être à peu près à l'heure. Les bureaux devaient être ouverts depuis dix ou quinze minutes. Une FILE d'attente d'environ 200 m s'étirait au dehors des grilles sur le bord de la route.

Sans trop y penser il vint se placer dans la FILE.

Il regarda sa montre : 8h16. Après avoir parcouru un bon mètre, il jeta un nouveau coup d'œil : 8h22. Il en aurait pour plusieurs heures et compter les minutes n'allait qu'attiser son impatience. Il valait mieux arrêter, ne penser à rien, comme tous les autres, dont le sort dépendait de ces papiers, de ces tampons, de ces pompeuses signatures. Pour un travail, une vie un peu meilleure, ou juste un peu moins mauvaise, ils attendaient en silence sous un soleil de plomb. Un petit pas en avant toutes les 5 minutes. Et pas moyen de s'asseoir. Du haut de son mètre quatre-vingt-sept, il voyait toutes les têtes, toutes lasses, toutes brunes. Les jeunes, les vieilles, les plus ou moins, la précieuse pochette cartonnée à la main.

 

9h24. L'agent de sécurité au portail lui demanda de vider ses poches. Un téléphone à moitié fendu, des clés, quelques pièces de 100, un bouquin au chaud contre la fesse, et sous le bras les papiers dans la pochette beige.

9h26. L'intérieur de l'enceinte du Ministère de l’Immigration présentait une perspective non moins réjouissante. On avait savamment disposé la FILE en un long serpent qui après avoir longé chaque bâtiment et atteint le fond d’un petit jardin, revenait en "U" jusque devant la porte de la salle climatisée. Le soleil avançait plus vite dans le ciel que la FILE. Ça tapait dur sur les crânes insensibles.

9h54. Il arriva au point où la FILE qui partait rejoignait la FILE qui revenait formant deux lignes parallèles donnant à penser que le sort des gens devait dépendre de la perfection de cet alignement. On attendait le prochain petit pas en avant. Les minutes n’étaient plus vraiment des minutes.

10h32. Il referma son livre, abruti par l'attente et contempla les gens à moitié flous. Il se tourna, se retourna, dandinant d'un pied sur l'autre pour écraser les fourmis, dévisageant méticuleusement chaque personnage. En quelques coups d’œil il retrouva toute sa sagacité, inspiré par cette effusion de pauvre laideur. Des visages humbles mais éteints, soumis. Soumis à la lutte. La lutte contre la misère. La misère qui s'accroche. Qui s'accroche aux corps et les fout de traviole. De traviole comme toutes ces gueules. Ces gueules de petits ou de vieux. De petits vieux. Vieux... On ne savait jamais vraiment.

10h54. Les enfants avaient l'air fatigué, semblaient déjà avoir reçu une dose de mal-nourri, une dose de mauvais goût, leur premier shoot de pauvreté en somme. Combien d'adolescents venaient comme lui mendier leur sésame, pour sortir de la tôle rouillée, pour sortir du bois vermoulu, de la crasse et des ordures, des saloperies des dealers et de leurs coups de pétards aveugles. Les candidats étaient nombreux et leurs visages sympathiques au fond, mais c’était des gueules de victimes, des tronches de vaincus.

11h15. Il était dans le "U", avec sa vue d'ensemble, qui de concert avec la vaine exaspération lui rendit sa morosité. Le pire, c'est qu'ils venaient presque tous du même pays que lui. Il ressentit un profond dégoût.

11h20. Il se replongea dans son livre.

11h21. Il releva la tête. Il ne voyait plus que les corps adipeux coincés dans les jeans trop serrés, les vernis à ongle criards, les culs trop bas dans les pantalons trop larges, tombant sur les semelles à bouts carrés trop larges, les ceintures au dernier cran sur les tailles trop maigres, les joues abîmées par un maquillage trop bon marché, le gel en pointe sur la tête des gosses, trop maigres, trop gros. Toujours trop. La beauté, la précieuse beauté, délicieux trésor, ricanait dans l’air moite et dégueulasse.

11h45. Un petit bout de femme tout en nerfs lui tendit un ticket, comme ceux qu'on prend dans la petite boite rouge au rayon fromage. Il avait le numéro 90, comme son année de naissance. Un heureux présage pensa-t-il dans un léger sourire. Soudain revenu à SA réalité, son cœur s’emplit d'une profonde allégresse. Encore une trentaine de personnes à peu près et ça serait à lui : il entrerait dans la salle climatisée, et, enfin assis, attendrait patiemment son tour.

12h44. Le garde lui fit signe de rentrer. D'un coup sec il referma son livre, prit une profonde inspiration, redressa la tête, et d'un pas leste passa devant le garde indifférent en lui lâchant son plus beau sourire, quittant la FILE pour disparaître derrière les vitres fumées.

 

13h36. La porte se rouvre d'un mouvement lent et régulier. Il repasse devant le garde, presque invisible, marchant péniblement, les bras ballants. Au bout de sa main droite, la pochette beige semble si lourde, inutile. En quelques pas elle achève de glisser vers le sol.

13h37. Une femme sort de la FILE. Elle a des cheveux noirs frisés qui tombent sur un t-shirt d'un bleu perçant menacé par des bourrelets ostentatoires, en concurrence avec un postérieur comprimé dans un jean fuchsia. Elle a des sandales. On voit tous ses ongles peints. Vingt petites fleurs à cinq pétales qui brillent vulgairement. Ça fait beaucoup de pétales et c’est très moche. Elle agite la pochette beige sous son nez. Les petites fleurs dansent nerveusement dans la lumière du soleil.

 

"Monsieur, vous avez perdu votre pochette" fait-elle dans un sourire naïf mais sincère. Il s'arrête. Le regard figé sur la main, sur les petits pétales blancs autour des cœurs jaunes.

"Monsieur..." répète-t-elle en plaquant la pochette contre son torse.

D'un réflexe il porte sa main droite sur son cœur.

Tous les regards l'accompagnent jusqu'à la sortie, puis toutes les têtes se remettent en ordre dans la FILE.

 

13h40. Il n'y a que la chaleur collante du soleil sur la FILE.