DOÑA MIRNA

En tournant à l’angle du barbier je savais que j’apercevrais les murs bleus foncés. Je saluai à la hâte le gros Jorge qui rasait un heureux client allongé sur le fauteuil le plus confortable du pays, trônant au milieu des carreaux blancs et noirs de l’immense salon des années quarante. Je pressai le pas. Réveillé par le fumet de viande grillée qui éclipsait les odeurs âpres du marché, mon ventre m’avait sorti de la torpeur d’un voyage chaotique. J’avais encore le corps engourdi, libéré d’une éprouvante prise d’otage entre deux fauteuils défoncés d’un bus scolaire canadien transformé en ultime long courrier.
On ne pouvait pas rater la façade bleue au milieu de toutes les autres couleurs. Et même si l’inscription « Chez Doña Mirna » n’avait pas été repeinte depuis le premier jour, l’immense et épais mur colonial ne s’égratignait que pour mieux vous raconter l’histoire de la rue. La crasse donnait des gifles, le vent plaquait des fumées grises et noires, et la chaleur moite terminait le travail en faisant couler la saleté jusque sur le trottoir. Mais curieusement, malgré cet acharnement, c’était le bleu profond des murs qui sortait vainqueur.

Il était quatre heures de l’après-midi. La chaleur commençait à se détendre, mais une fois sous les trois mètres de plafond, j’accueillis la fraîcheur dans un soupir. Il n’y avait personne. Les deux rangées de cinq tables étaient simplement et soigneusement apprêtées pour le souper. La large porte ouverte illuminait les nappes blanches comme des écrans de cinéma. Je m’assis près du comptoir et me saisis du journal. De la cuisine s’échappait un bruit de vaisselle qui se mêlait au miel des ballades romantiques d’un vieux poste de radio.

Quand on n’entendit plus que les lamentations sirupeuses, je fis remonter le journal pour cacher mon visage. Au bruit des savates frottant le carrelage, je m’imaginai sa démarche paisible, naviguant d’un pied sur l’autre en traversant l’étroit couloir. Le rideau de perles grelotta puis les pas s’arrêtèrent.

- « Je peux vous servir quelque chose monsieur ? » fit la douce voix de Doña Mirna.

- « Ça se pourrait bien ! » Répondis-je sans dévoiler mon visage.

- « Vous désirez boire quelque chose ? »

- « Oh que oui ! » Dis-je en abaissant mon journal.

Doña Mirna éclata de rire, fit le tour du comptoir de son pas traînant et me prit dans ses bras. J’avais soif, j’avais faim, mais cette étreinte entre les deux énormes bras et la gigantesque poitrine était de loin la raison principale de mon retour en ville.

- « Comment s’est passé ton voyage ? »

- « Riche et éprouvant, comme d’habitude, mais d’abord, il faut que tu m’expliques ce que tu fais avec ce maillot de l’équipe de Pologne ! » Fis-je étonné.

- « C’est un cadeau d’un client qui a beaucoup aimé son ceviche, ses fajitas et ses bières, surtout ses bières d’ailleurs ! »

- « Comme je le comprends ! Et bien écoute, pour la bière je suis d’accord ! Par contre si tu as le temps de me faire une de tes brochettes je saurais me montrer reconnaissant ! »

Et je sortis de mon sac deux cadres que j’avais soigneusement enveloppés d’un papier kraft usé.

- « Qu’est-ce que c’est ? » Me demanda-t-elle ?

- « Va mettre les brochettes en route ! » lui dis-je en replaçant les paquets dans mon sac.

Doña Mirna revint avec une bouteille de bière ruisselante.

- « Au fait ! » Lui demandai-je malicieux, « tu sais où se trouve la Pologne ? »

- « Tout ce que je sais c’est qu’il y fait froid, très froid, qu’ils parlent une langue incompréhensible et que mon client buvait beaucoup ! » Dit-elle en riant. « Voilà tout ce que je sais sur la Pologne ! »

- « Tu en sais à peu près autant que moi ! » lui répondis-je dans un sourire.

Connaissant ses lacunes en géographie, je me demandais si la petite Mirna avait vraiment mis un jour les pieds à l’école. Je me souvins de notre première rencontre, où elle m’avait demandé innocemment et pleine de curiosité, si la France était proche des Etats-Unis. Surpris, je lui avais répondu que non, qu’il fallait tout de même traverser l’océan atlantique, avant de me rendre compte que cette réponse n’éclaircirait pas vraiment le mystère.
Je reposai ma bière dans un soupir de contentement, la brochette pouvait attendre maintenant.

- «  Ça y est, le feu est en marche » dit-elle en s’asseyant en face de moi.

Je ne lui avais jamais demandé son âge, et je savais que son visage rond et souriant la rajeunissait, mais je pensais qu’elle s’approchait tranquillement des soixante-dix ans.

Elle s’était servi un verre de jus de citron glacé.

- « Alors qu’y a-t-il dans cette enveloppe ? » demanda-t-elle impatiente.

Je lui tendis les deux cadres, la laissant arracher le papier. Elle observa les deux photos.

- « C’est un cadeau pour décorer ton restaurant » lui fis-je.

Sur l’une des photos, que j’avais prise un mois plus tôt dans un  village de montagne, on voyait une petite fille debout, dans une robe blanche, les yeux tournés vers la lumière, la main gauche effleurant le menton. Sur l’autre, sorte de pâle copie de Willy Ronis, j’avais saisi un petit môme tout noir en train de rire devant la tour Eiffel. 

Elle marqua un long silence sans cesser de contempler la vieille dame métallique. Puis elle se leva et m’enlaça une nouvelle fois en guise de remerciement. Elle ôta du mur une vieille peinture poussiéreuse, pour y mettre la petite fille :

- « On mettra le petit garçon à côté de mes deux amours » dit-elle en pointant les cartes postales de ses deux fils.

Elle recevait régulièrement de leurs nouvelles. L’un vivait à Boston, où il était infirmier et l’autre à Miami, où il avait ouvert un petit restaurant, perpétuant la tradition familiale. Je m’étais promis d’aller un jour mettre à l’épreuve la cuisine du fiston.

Je savais qu’elle les avait élevés seule, son mari étant décédé d’un cancer des dizaines d’années plus tôt. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle avait plutôt bien réussi.

Nous continuâmes à bavarder jusqu’aux braises. Le temps d’une bière de plus, je lui racontai mon voyage.

- « Tu sais qu’à la frontière, je suis monté dans le taxi d’un soldat ? » Lui dis-je.

- « Ah ? » Fit-elle le visage soudain assombri.

Je lui contai ma rencontre avec Freddy, un ancien soldat, orphelin, la quarantaine passée, qui avait combattu Somoza dans sa prime jeunesse, avant de récidiver face aux Contras quelques années plus tard. Dans son petit taxi blanc rouillé, il m’avait raconté comment une psychologue italienne lui permettait de retrouver peu à peu le sommeil.

Après avoir pris en chemin un vieux paysan pour le ramener au bercail, ce furent ses aventures en Kirghizie et ses désillusions communistes, puis sa rencontre au Honduras avec un ex-légionnaire français. Ce frère d’arme orphelin, comme lui, mais autrefois ennemi, avait formé les Contras, et vivait maintenant dans une belle propriété, entouré de fantômes et d’un véritable arsenal que Freddy me détailla avec plaisir. Cette amitié vivait autour d’une maxime de l’ex-légionnaire philosophe, qui disait qu’on se comprenait parfois mieux entre ennemis, ce qui l’avait peut-être décidé à travailler à l’entraînement de troupes de sécurité en Irak sous tutelle de l’armée américaine. Un boulot lucratif, tous frais payés par son propre gouvernement, qui lui virait chaque mois un extra de deux-mille dollars sur un compte au pays. Compte qu’il partageait avec sa femme, et sur lequel il accumula aux alentours de cinquante-six mille dollars.

Freddy sortit la carte de crédit et la brandit en guise de preuve. A son retour, sa femme avait levé le camp avec l’argent et ses trois enfants, lui laissant leur petite maison et la voiture blanche dans laquelle nous étions assis. Orphelin pour de bon, il avait fini par accepter les choses, renonçant à poursuivre son passé. Nous terminâmes la conversation autour du ressac populiste national, de l’histoire de France et d’une bière devant la petite église coloniale de Rivas.

- « Cinquante-six mille dollars ! Tu crois vraiment que c’est possible ? » Demandai-je à Doña Mirna.

- « Je ne sais pas, peut-être… » Me répondit-elle en se levant précipitamment, comme agacée par ma question.

Elle revint quelques minutes après avec ma brochette, un peu de riz, des légumes sautés, et une autre bière.

- « Tu veux me saouler ? » Fis-je en riant.

Mais elle ne répondit pas, s’assit, pensive, me regardant déguster la viande tendre et juteuse. Elle débarrassa mon assiette puis revint s’asseoir et décapsula sa propre bière. Je la regardai intrigué pendant de longues minutes, n’osant lui poser la moindre question.

Puis elle rompit le silence :

- « Je sais que je peux te faire confiance. »

Elle marqua une nouvelle pause puis rajouta :

- « Comment crois-tu que j’ai élevé mes deux petits ? » Annonça-t-elle brutalement.

- « Ma foi je ne les connais pas mais j’ai l’impression qu’ils s’en sont vraiment bien sortis ! » Fis-je pour la rassurer.

- « Ça oui, mais il ne suffit pas d’avoir des bonnes intentions dans ce pays… » Rajouta-t-elle les sourcils froncés.

- « Oui je sais, il faut de l’argent, mais tu as le restaurant, non ? Je sais que ça te permet de t’en sortir dignement. »

- « Je n’ai pas toujours eu le restaurant… » Rétorqua-t-elle en levant les yeux vers moi, dans un léger sourire.

- « Ah !... » Fis-je comme pour commander le plat principal

- « Non je n’ai pas toujours eu le restaurant. Quand Carlos est mort, nous vivions tous les trois dans une de ces petites cabanes que tu vois partout autour de la capitale. Je vendais des fruits au marché, et je faisais aussi des ménages dans les demeures du centre. »

- « Mais dis-moi, ce restaurant est bien à toi non ?

- « Oui il est à moi » Dit-elle en avalant plusieurs gorgées de bière, avant de rajouter :

- « Bon, tu as compris que je n’avais pas d’argent. »

Je la fixai du regard. Elle prenait son temps. Son secret était resté si longtemps gardé qu’elle ne le laisserait pas sortir à la va-vite. Elle savourait ses propres paroles. Cette fois les rôles étaient inversés, c’était mon visage qui était rempli de curiosité et d’étonnement.

- «  A l’époque, je faisais la bonne chez le vieux José, au centre-ville. En deux ans de ménage,  tout ce que j’ai appris sur lui c’est qu’il était veuf, et que c’était semble-t-il un ancien patron d’une plantation de bananes du Costa Rica qui était venu s’installer ici dans les années trente. Personne ne l’a jamais vu en compagnie de qui que ce soit. Je t’assure qu’il avait un drôle d’accent, mais du peu que je l’ai entendu parler, il parlait parfaitement espagnol. Je me contentais de nettoyer sa maison. Il ne recevait jamais personne et ne sortait presque jamais. Je venais une fois par semaine et souvent je lui cuisinais un bon plat qu’il me payait au juste prix. Et puis un jour, j’ai frappé à la porte et il ne m’a pas répondu. Ça a continué comme ça pendant deux jours. Inquiète, je suis allée voir le voisin, et ensemble, on a fini par appeler la police. On a trouvé le vieux étendu par terre. Le médecin a conclu que c’était une crise cardiaque. Les autorités ont cherché un membre de sa famille mais le vieux était bel et bien seul. On l’a enterré dans le caveau du cimetière. Il n’y avait que le curé, la voisine, et moi. Et puis il a bien fallu ranger et nettoyer la maison. Alors je m’en suis chargée, d’autant qu’il fallait tout vider car le vieux n’avait pas laissé de testament. »

Doña Mirna reprit une gorgée de bière. Elle avait laissé filer cette histoire d’un souffle. Le soir commençait à tomber et la rue se teintait d’un rose orangé. Je la fixai sans perdre une miette. Elle reposa calmement sa bière et poursuivit.

- « Alors je suis parti tôt le lundi matin, je voulais pouvoir aller vendre des cocos et des bananes au marché et préparer à manger pour les petits. Tu sais à l’époque c’était vraiment des petits bouts ! Evidemment je n’étais pas payée pour ce boulot. Je le faisais pour le vieux, comme si j’avais voulu honorer tous ses mystères, car il avait toujours été aussi bon que possible avec moi. Aujourd’hui je me souviens de chaque détail depuis le moment où j’ai franchi la porte. Les hommes du maire m’avaient demandé de rassembler la vaisselle et les bibelots dans des caisses qu’ils avaient laissées dans l’entrée. Je crois qu’ils ont revendu le tout au profit de la commune. J’ai appris plus tard que ça aurait dû revenir au gouvernement mais tu sais comment on peut facilement s’arranger ici, il suffit d’un papier, d’un stylo d’un peu de silence et de bon sens. Tu sais, le vieux ne vivait de rien, il n’avait qu'une table, deux chaises, et une étagère remplie de livres. Je ne me souviens pas avoir vu un poste de télévision ou même un phonographe, la maison paraissait déjà vide. Il n’y avait presque aucun témoin de sa vie, comme s’il avait voulu effacer toute trace du passé. Le vieux José était vraiment aussi maigre que mystérieux. Alors j’ai rangé la cuisine, puis le salon, en mettant soigneusement en ordre tous les bouquins, et en décrochant les seules photos où on le voyait posant en compagnie d’ouvriers devant une locomotive à vapeur au milieu d’une plantation de bananiers. Je me souviens avoir eu un peu honte de mettre quelques livres dans mon sac. Mais j’imaginais que ça serait toujours ça de pris quand les enfants grandiraient. Aujourd’hui encore ça me fait rire et me donne parfois des frissons dans le dos. J’avais rangé la cuisine et le salon, il ne me restait que la chambre. Je commençai par les vêtements dans la penderie, puis le petit placard au-dessus du lavabo. Le vieux n’avait presque rien. Je serais en avance pour le marché. »

Elle fixa le culot de sa bouteille, puis rajouta :

- « Et puis j’ai défait le lit. En tirant d’un coup sec sur le drap j’ai failli faire tomber le matelas. Dessous il y avait une planche toute simple. Presque toute simple. Car dessus il y avait des billets, étalés sur toute la longueur du lit. Je les ai regardés comme une andouille. Et je peux te dire à toi, mi amor, que je les vois encore comme si c’était hier. »

Elle marqua un silence puis leva les yeux vers moi :

- « Tu commences à comprendre pourquoi je me sens idiote avec mes quatre petits livres de rien du tout n’est-ce-pas ? »

- « Je crois que oui… » Fis-je.

- « Je suis resté plantée là pendant un long moment. Et puis je me suis décidée. C’était des dollars. Des centaines, des milliers de dollars. Je n’avais jamais vu autant d’argent. Je savais que tous ces billets étaient orphelins. Je savais aussi que les gars de la mairie n’allaient pas les enterrer dans le caveau du vieux. Et tu sais maintenant que la vie n’était vraiment pas rose pour moi et les gosses à cette époque. Alors je n’ai pas réfléchi plus longtemps. J’ai reposé les livres pour faire de la place dans mon sac. Il fallait que je prenne tout, sinon les gens allaient me soupçonner d’avoir croqué une part du gâteau. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que partir. Et je suis partie. De la maison du vieux José, de ma cabane, du marché, de la capitale. Mais avant, j’ai utilisé un peu d’argent pour nous acheter aux gosses et à moi de beaux vêtements et de belles valises. Des vêtements de riches si tu préfères. Et on a filé en voiture jusqu’ici. Je me suis inventé une histoire. Avec mon accent de paysanne je ne parlai pas beaucoup au début. Je ne me suis jamais sentie coupable et j’ai vite oublié de me poser trop de questions. J’avais peur que ça se sache. Mais cet argent ne manquait à personne. Et très vite j’ai pu acheter ce restaurant. Je l’ai aimé et je l’ai chéri comme un amour, comme le bijou précieux que tu connais. Je me suis promis de satisfaire chacun de mes clients et de lui offrir le meilleur des repas, comme pour remercier la providence. »

Elle reposa sa bière vide sur la table.

- « Et avec le reste j’ai envoyé les enfants dans une école privée. Ils se sont toujours doutés de quelque chose, mais ils ne m’ont jamais rien demandé. Ils étaient vraiment bambins quand nous sommes arrivés ici. Je crois qu’ils sont comme moi bien trop heureux de leurs sorts pour se permettre de poser des questions, car quand la guerre est arrivée je les ai envoyés aux Etats-Unis. Peut-être qu'un jour je leur raconterai aussi.»

Je la regardai et nous échangeâmes un sourire.

- « Je savais que tu comprendrais… » Me dit-elle.

- « Tu me laisses te poser une ou deux questions ? »

- « Pose toujours ! » Dit-elle en s’adossant et en croisant les bras sur son énorme poitrine.

- « Pourquoi tu ne t’es pas acheté un globe terrestre avec tout cet argent ? » Dis-je en éclatant de rire.

- « Parce que c’est avec toi que j’ai découvert la géographie mi amor ! Mais je vais le faire c’est promis ! Je dois savoir où se trouve cette fameuse Pologne ! »

Et en pointant du doigt l’aigle blanc sur son cœur, elle se soulagea d’un long rire sonore.

- « Il y avait combien d’argent ? » Fis-je une fois qu’elle eut essuyé ses larmes avec son tablier.

- « Mon amour, il y avait suffisamment pour bourrer le sac et mes poches, et crois-moi… »

Elle fut interrompue par un couple qui rentrait dans le restaurant. C’était les premiers clients du soir. Je la laissai s’occuper d’eux en me disant qu’après tout je ne voulais pas savoir. J’imaginais le sommier avec les dollars étalés dessus. C’était énorme mais j’avais envie d’y croire. J’aimais Doña Mirna, ses dons d’être humain et ses talents de cuisinière. Ça me suffisait. Je reprendrai une bière et j’irai me coucher. Je la laisserais faire ce qu’elle avait fait toute sa vie sans jamais prendre de vacances. Maintenant que les enfants étaient partis je savais qu’elle était seule à son tour, avec le secret du vieux José. Ce couple, tous les autres, les réguliers, les inconnus, elle était là sa famille.

Tout en regardant les hanches de Doña Mirna qui roulaient vers ses clients, je m’imaginais la photo du vieux devant sa locomotive, et je me dis qu’elle aurait été en bonne place à côté des deux minots et des cartes postales.