Au neuvième morceau seulement, il détourna les yeux du gitan, attiré par les lueurs des smartphones. Sans s'étendre, il se replongea dans le concert. D'en haut, sans en distinguer vraiment les traits, on devinait l'intensité des visages collés à la musique. On entendait parfaitement tous les accents, les soupirs, la matière des instruments. Malgré la distance qui séparait le balcon de la scène, il distinguait parfaitement les longs cheveux ondulés, d’un noir luisant, frissonnant aux soubresauts de la voix rauque et claire à la fois, une voix de tête enrouée au flamenco, lamentation de l'âme laminée mélancolique sur ce blues ibérique. Le gitan portait des grosses bagouzes. Une à chacun de ses doigts infinis, joints en une prière délicate et maniérée sur le micro.
Il était pris au piège, ensorcelé par cette voix cruellement chaude. Pas de salsa, de cumbia, de calypso ou de boléro. Ça le changeait de ses tropiques. Il y avait là-dedans tout un magasin d’antiques. La musique du gitan jaillissait du fond de sa longue carcasse planquée dans un costard de mac avec ses pompes de mac et vous plantait un coin dans une fente du cœur, là, contre un vieux malheur assoupi et au premier cri elle vous découpait le tout en deux d'un coup sec. Puis dans ses murmures passionnés, ses calmes mélancoliques, elle retournait comme dans du beurre le couteau dans les restes de vos chagrins mal planqués.
Il sentit monter en lui une joie profonde, une impulsion, une secousse, une bouffée de vie libérée. Il sourit de plaisir et se pencha par-dessus le balcon, comme s’il avait voulu partager la bonne nouvelle. Il vit les dizaines d'écrans de smartphones, les doigts malades et faussement indiscrets sous les têtes baissées. Il se redressa pour observer sa rangée, à droite puis à gauche. Il ne s'était pas écoulé plus de vingt secondes. Le morceau s'acheva sous des applaudissements nourris. Les vivants devaient sans doute taper pour deux.
Presque 40 dollars pour un siège au poulailler du théâtre national. Pour lui s'était déjà pas mal et presque rien pourtant. 40 dollars, c’était le prix de sa libération.
Quand le pianiste caressa les premières notes de "veinte años", les larmes lui montèrent, suspendues au-dessus des fauteuils d'orchestre, au-dessus des lumières des smartphones. Cet intense qui lui mélangeait l'âme au corps valait tout, surpassait tout, le terre à terre, le mesquin, à gauche, à droite, le tout petit, là, en bas, tout en bas.
Pendant une seconde, le gitan a levé ses grands yeux noirs vers lui, avec l'air de celui qui sait très bien ce qu'il fait, il lui a fait voir son Malecón en ruine, souvent tenté par un suicide dans les vagues claquantes de l'atlantique, comme le plus bel endroit de la terre.
Sur "inolvidable", il est sorti du théâtre discrètement, sans se retourner.
Certains racontent qu’ils l'ont vu remonter l'avenue centrale, d'autres disent avoir vu un type qui aurait pu être lui, grimper dans un taxi juste en face du théâtre. En définitive on ne l’a jamais revu.
Le grand gitan lui, qui avait tout de même traversé l’atlantique, le grand gitan, avec ses grosses bagouzes de mac, est revenu chanter le lendemain soir et le soir d'après.