POP

Albert approchait de la soixantaine, pas malheureux en ménage et un boulot de rédacteur en chef adjoint qui le passionnait à plein temps. Un esprit vif et jamais rassasié, haïssant la routine et passionné des Arts. D’innombrables visites, lectures, séances, où il ne se lassait d’affiner son âme au prisme de ses maîtres ou d’illustres inconnus, gardant la curiosité fervente du temps de ses premières amours. Cette fraîcheur l’avait rendu sympathique, et il était autant apprécié par le milieu que par ses pairs pour sa bienveillance et ses critiques mêlaient le plus souvent respect et admiration, suscitant finesse et élégance. Par-dessus-tout, il adorait le cinéma. Une rue au-delà de son immeuble, un grand complexe passait toutes sortes de films. Ça allait du lourd au fin en passant par l'oubliable, ce qui lui convenait car il aimait voir de tout.

Mais ces dernières années, son plaisir avait décliné. Son amour candide était mis à mal par ses semblables. Il aurait pu pardonner qu’on soit désabusé, un peu blasé au vu de la profusion des productions en tout genre, mais son indulgence s’était peu à peu effritée à cause d’une raison fort simple : une immense majorité du public avait pris la fâcheuse habitude de venir prendre son goûter, son repas pendant les séances, et ce quelle que soit l'heure de la journée. 

Il va s'en dire qu'on ne servait ni thé ni pâtisserie fine et encore moins du veau aux olives, mais si l'odeur du popcorn caramélisé disparaissait par accoutumance, les bruits qui duraient tout au long de la séance restaient toutefois un sérieux obstacle à son bonheur personnel. 4 bruits, 4 petites chaînes qui l'écartelaient dans son fauteuil, 4 piques qui le crispaient à chaque estocade et le détournait du spectacle.

Et le phénomène s'était curieusement amplifié de concert avec l'augmentation du prix des places. Peu à peu sa tolérance avait diminué, tandis que la taille des gobelets avait pratiquement triplé. Le papier de bonbon que l’on déplie, puis qu'on froisse après avoir cherché ostensiblement saveur à sa convenance; le bruit des glaçons qui s'entrechoquent dans les gobelets, de plus en plus énormes, et dont le temps nécessaire à la finition durait donc de plus en plus ; le bruit de succion de la paille à la recherche de la dernière goutte, qui ne s’arrêtait jamais tant que le dernier glaçon n'avait pas rendu l'âme, et enfin, peut-être le pire de tous à ses oreilles, le bruit du popcorn qu'on remue pour attraper quelques graines du bout des doigts puis qu'on rumine la bouche ouverte, pour aggraver la punition.

Comme pour une allergie, il avait dépassé le seuil de tolérance.

Il y avait aussi les sonneries de téléphones portables, les commentateurs, les simples bavards, mais ça finissait toujours par s’arrêter, l’émotion rappelait à l’ordre les étourdis, les malpolis, les insouciants.

Albert aimait la délicieuse solitude du cinéma, avec ou sans la foule qui pouvait cesser d’exister quand le film commence, parce qu’il s’y sentait libre, et qu’il aimait ça, parce que s’il avait passé sa vie à chercher un point d’équilibre, il palpait, et peut-être plus encore l’âge avançant, le souvenir d’épopées fougueuses autrefois avortées. Cette ardeur l’accompagnait au dehors, jusqu’à son retour chez lui, et il lui arrivait de se coucher sans se départir de cette douce béatitude, en capitaine balafré, gangster impitoyable, ou peintre incompris.

Mais ces dernières semaines, il n'y arrivait plus. Plus rien ne l’emportait. Il restait à flot, cerné par une meute qui, outre une crispation lancinante, provoquait en lui dégoût et dédain envers ses semblables. C'était contre nature. Lui qui aimait la vie et avait gardé une relative foi en son prochain, se demandait s'il allait pouvoir un jour remettre les pieds au cinéma. La solitude n’était plus cette euphorie légère mais bel et bien ce sentiment terrible qui vous prend dans la horde. Dorénavant il rentrait énervé, le pas plombé par le terre à terre de ses contemporains, ces vaches impolies, ruminantes  et insensibles, autant dépourvues de compassion que de savoir-vivre. Il voulait croire qu’ils n’étaient pas tous médiocres, mais d’amertume, il amalgamait.

Et c’était contagieux. Même sa femme compréhensive, qui avait appris à lui laisser ces retours en rêveur n’en pouvait plus de voir revenir un vieux bougon misanthrope orphelin de son âme de gosse.

Ce soir-là, il était resté enfoncé dans le canapé, les mains coincées entre les cuisses, la tête en avant, les yeux plantés sur les magazines de la table basse. Elle l’avait regardé 5 longues minutes avant d’aller se coucher. Puis après une heure immobile, il avait esquissé un léger rictus, s’était levé, direction la cuisine.

 

*

 

Il regardait son ticket : Le Hobbit, un voyage inattendu. Son ventre le torturait, gargouillait. Ça tordait sévère. Un hâle violet affleurait sous sa peau vert pâle. Le léger rictus de la veille ne l’avait pas quitté et contrastait violement avec son état lamentable mais volontaire : La veille donc, il avait mélangé savamment tout ce qu’il avait pu : Rhums, whiskys, vins, digestifs, bières. C’était proprement dégueulasse mais la perspective de l’exécution de son plan lui avait donné le courage nécessaire. Histoire de ne pas lâchement tout pisser d’une traite, il avait fait mariner l’ensemble dans deux boîtes de cassoulet premier choix. Il avait passé la nuit entre la cuisine et les toilettes et deux ou trois crises de fou rire, puis il avait dormi de midi jusqu’au soir, afin d’en garder le plus possible dans le ventre. Un rugueux balai de chantier lui brossait le cortex mais il était heureux comme un gosse.

« …un voyage inattendu ». La file avançait doucement. Il y avait du monde. Tant mieux. Il n’avait pas fait tout ça pour rien. Son tour vint. Il avait réservé sa place au centre de la salle d’ores et déjà à moitié pleine. Il s’assit en douceur. Il serrait les fesses. Il serra les fesses jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. Chaque bruit tant haï éclatait en victoire dans son sourire.

Le film commença. Les mains crissaient dans les popcorns, les bouches slurpaient les pailles, les glaçons dansaient dans les gobelets. Doucement, prudemment, il relâcha son sphincter en se penchant légèrement sur la gauche. Un long filet acide réchauffa la bulle d’air emprisonnée entre son postérieur et le fauteuil rouge. En 2 secondes à peine, la bise pestilentielle attaqua les narines des spectateurs les plus proches. Quelques secondes plus tard, les relents fétides avaient touché les rangs les plus éloignés. Des râles fusèrent, dont celui d’Albert, discrètement teinté de satisfaction. Les nains s’invitaient dans la maison de Bilbo. Les victuailles volaient autour de la table dans une scène d’un ennui mortel. Le deuxième fut plus vif et plus piquant encore. Ce qui l’avait fait marrer la veille, assis seul face aux bouteilles dans la cuisine, c’était de s’être imaginé seul dans la salle, après l’assaut, en vainqueur. Il était même surpris de la puanteur de ses propres gaz, car il est vrai que si l’on est en général furieusement importuné par les pets des autres, on ne l’est en revanche que très rarement par les siens, et s’ils sont savamment amenés s’accompagnent d’un soulagement libérateur jouissif. Ce degré d’affliction rendait plus facile sa fausse indignation, bien que certains de ces voisins le fixaient maintenant d’un regard accablant.

Il lâcha la troisième salve. Il en avait une réserve infinie. Mais cette fois, pas de râle ou de clameur plaintive, le bruit du crissement dans les seaux de popcorn semblait avoir repris de plus belle.

-     « Bande de malades ! » Pensa-t-il. « ça vous donne faim en plus ! »

Sur ces mots, il expulsa une véritable tornade, sonore comme un défilé de Harley Davidson. Des cris fusèrent, les popcorns dansaient dans les timbales. Il sursauta et se tourna brusquement sur sa gauche, quand une pluie de popcorns tomba sur ses cuisses. Ils lui semblèrent démesurément gros. Il se retourna d’un coup. Tout le monde s’agitait, parlait, criait même. Son regard revint sur les popcorns, ils avaient doublé de volume. Il en prit un dans sa paume. Il enflait à vue d’œil. Il regardait halluciné ses voisins qui regardaient ahuris leurs popcorns gonfler et jaillir de toutes parts.

Ça lui vint tout de suite. Il en laissa échapper un tir de mitraillette, auquel répondit une salve de popcorn géant.

Ses pets. Ces gaz ignobles qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir créer lui-même étaient en train de provoquer le chaos dans la salle bondée.

Les popcorns avaient atteint le diamètre d’une balle de tennis. Ça montait jusqu’aux ventres. Les gens se débattaient dans un immense grincement, tentant désespérément d’atteindre les issues de secours. Les boissons gazeuses se déversaient des grands gobelets en un flot de caramel mousseux ininterrompu qui pétillait dans les chaussettes. Les popcorns avaient maintenant la taille de ballons de handball qui s’emboîtaient les uns les autres à hauteur des poitrines comprimées. Des cris d’impuissance jaillissaient en désordre des poumons terrifiés. Les têtes se tournaient tant bien que mal pour constater que tout le monde subissait un sort identique.

Il serra les fesses du plus fort qu’il put. L’excroissance déraisonnée des grains de maïs semblait lui obéir. Il serra de plus belle, croisant sans s’y étendre les regards ébahis et terrorisés. Il tenta de reprendre ses esprits tandis que la salle gémissait d’une seule voix. Il avait le contrôle de la situation. Du moins pour qu’elle n’empire pas. Les gens agitaient les bras, grinçants dans un océan de pastèques blanches éclatées, impuissants, les pieds chatouillés par les petites bulles. Les sorties étaient condamnées. Il grimaça. Le souffle court, la poitrine et l’estomac opprimés, tout occupé à ne pas envenimer les choses.

Voyant que la situation s’était stabilisée, les cris cessèrent un peu. On se parlait, on demandait à son voisin si il avait réussi à s’extirper un peu. En réalité c’était impossible. Si l’on prenait appui sur ses bras, les popcorns s’enfonçaient mollement, empêchant la poussée vers le haut. Quant aux jambes, impossible de les plier. Devant cette impuissance, certaines personnes se mirent à crier au secours, mais ces appels restaient sans réponse, jusqu’à ce qu’une voix puissante emplisse soudainement la salle, couvrant d’un coup les cris rendus ridicules. C’est vrai qu’à un tel niveau sonore on aurait pu se douter que ça venait des haut-parleurs. Mais personne n’avait plus regardé l’écran depuis un moment.

         La voix retentit à nouveau.

-         « SILEEEEENCE !!!! 

C’était Gandalf.

« Silence ou je fais évacuer la salle !!! » Et il partit de son rire de magicien en dolby surround.

Puis d’un coup, il planta son regard fixe en gros plan sur la salle médusée. « Ecoutez-moi bien maintenant. Vous voulez tous savoir j’en suis certain ! Et vite, si j’en crois vos mines d’orques constipés ! »

L’assemblée ne pipa mot. Albert le regardait l’air idiot. Gandalf reprit :

-     « Il n’y a qu’un responsable à votre désagréable mésaventure. »

Silence.

Albert le regardait, la mâchoire déboitée de stupeur.

-     « Suivez mon regard »

Et il fixa tout droit dans la salle. Les gens tournèrent la tête les uns vers les autres. On avait l’impression d’un ballet de danse contemporaine.

-     « Mais non, pas là, là !!! » Cria Gandalf agacé. « Là !!! » reprit-il en écarquillant les paupières.

Et le ballet recommença de plus belle. Albert s’était joint à la danse pour ne pas se faire repérer. Personne n’y comprenait rien. Gandalf brandit son bâton et poussa un soupir de lassitude avant d’envoyer un rayon de lumière sur le visage d’Albert. On aurait dit une projection de film à l’envers, de l’écran sur la salle. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. 150 paires d’yeux emplis de haine.

-         « Cet homme est coupable de l’explosion qui vous paralyse » Entama Gandalf.

-     « Salaud, fils de pute… » répliqua aussitôt la foule en colère.

-     « Sileeeeence !!!! » Interrompit Gandalf. « Silence ou je change vos mains en pieds de hobbit !!! »

Le silence revint aussitôt. Albert serrait les fesses à s’en donner des crampes. Gandalf poursuivit :

-     « Cet homme vous a jeté un sort à l’aide d’une effluve ensorcelée, et malgré tous mes pouvoirs il n’y a qu’un seul moyen de s’en défaire ». Gandalf parlait de sa solennité coutumière.

La salle était suspendue à sa voix 7.1 qui tournait autour des têtes. Albert ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. Gandalf avait l’air le plus sérieux du monde, il était là pour de vrai. Allait-il venir de l’écran et détruire les popcorns géants, puis ouvrir la porte de sortie et signer des autographes sur les tickets ou sur les programmes ? Pour l’instant il tonnait de plus belle.

-      « Mes chers petits humains il n’y a malheureusement qu’une seule solution »

Un sourire malicieux s’étira au coin de ses paupières.

-      « Il faut manger les popcorns »

La salle s’indigna d’un bourdonnement plaintif.

-     « Jusqu’à la dernière miette ! »

La salle s’indigna de plus belle.

-   « Sinon le sort ne sera pas vaincu et vous périrez noyés dans votre cher maïs éclaté! »

Albert s’étonna de cette exhortation. Il se savait responsable, Gandalf l’avait confirmé, alors en quoi le fait de manger tous les popcorns allait-il changer les choses ?

Mais déjà les bouches avides avaient entamé les grains de la taille de citrouilles. Le bruit tant haï était à présent décuplé. Même Gandalf mangeait du popcorn, assis sur une pierre ronde, adossé à la maison de Bilbo, un seau sur les genoux, mâchouillant dans un sourire narquois.

Son seau ne désemplissait pas. Albert le regardait fixement. Lui détournait son regard, tandis que la salle s’employait à faire diminuer l’épais tapis de maïs récalcitrant. On se serait cru dans un carton de déménagement de Gulliver. Le bruit de polystyrène tournoyait dans la salle.

Il avait une furieuse envie de se laisser aller. De tout laisser sortir. De noyer tout le monde, lui compris, pour en finir avec cette torture. Mais il vit que la besogne avançait bien, alors il décida de prendre son mal en patience.

-     « Mange salopard ! » Lui gueula son voisin.

-     « Moi vivant, jamais ! » Gueula Albert.

-     « Bouge pas mon con on va arranger ça ! »

Et la bouche anxieuse se remit fiévreusement au travail.

Une heure s’écoula ainsi puis Gandalf leva la tête de son seau de popcorn. Il fixa Albert droit dans les yeux, le même sourire collé aux lèvres.

Albert voulut éviter son regard et tournant la tête, découvrit pourquoi Gandalf souriait. A mesure que les gens mangeaient, ils prenaient un volume équivalent au popcorn ingurgité. Si bien qu’après un peu plus d’une heure, on avait plusieurs rangées d’obèses!

Gandalf remis le nez dans son seau, s’empiffrant une poignée dont la moitié tomba par terre.

Albert observait le phénomène. Les gens mangeaient et enflaient à la fois. C’est ainsi qu’au bout de trois heures, l’ensemble des spectateurs s’était métamorphosé en un rassemblement annuel de bibendums Michelin coincés les uns contre les autres. Il n’y avait presque plus rien à manger, mais il était tout bonnement impossible à chacun de se pencher pour atteindre les restes car les corps turgescents s’emboîtaient les uns aux autres comme des cellules quand elles se divisent.

Lui-même était pris au piège entre trois voisins gonflants, une dizaine de popcorns géants et un sphincter au bord de la rupture. Devant ce nouveau problème, les cris et les plaintes reprirent de plus belle. Gandalf abandonna son seau de popcorn pour de bon.

Albert suait et tremblait de bas en haut.

Gandalf se retourna tout doucement, posa la main sur la poignée de porte de la maison de Bilbo, commença à l’abaisser, puis d’un mouvement brusque, se tourna vers l’écran et poussa un :

-     « BOUH !!!! »

Surpris, Albert laissa échapper un pet sec qui éclata comme une boule puante trop longtemps fermentée. Les gens se mirent à hurler de terreur :

-     « Je gonfle !!! Moi aussi !!! J’enfle !! Moi aussi !!!!! Aaaaaaaaaaaahhhhhhhhh ! »

Albert regarda Gandalf interloqué. Il avait toujours le visage comme collé à l’écran dans l’attente des effets de sa farce. Un sourire sincère et satisfait illumina son visage serein. Il recula la tête, prit son bâton de magicien, et d’un mouvement majestueux se leva et descendit de la colline avant de disparaître dans les champs.

Tout le monde fixait Albert, l’un suppliait, l’autre insultait, tous lui intimaient l’ordre de se retenir. Coûte que coûte.

D’un mouvement lent, Albert parcourut du regard l’assemblée au bord de l’éclatement qui semblait gémir à gorge déployée mais au ralenti. Il porta son regard sur l’écran. On y voyait le village des hobbits, fleuri et verdoyant. Paisible.

Il sourit.

Ce n’était plus qu’insultes qui fusaient des quatre coins de la salle.

Il sourit de plus belle. Il n’entendait plus rien. Cette vision de campagne était lénifiante. Il se détendit un peu. Son sourire ressemblait à celui de Gandalf quelques instants plus tôt.

Il desserra les fesses.